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leur assistance dans les conditions déterminées, mais aussi qu’il réservait toujours la liberté de son action pour des éventualités nouvelles, et si les hommes avec lesquels il s’entretenait ne tenaient point un juste compte des divers cléments et des diverses tendances de sa pensée, dont il ne leur cachait pas cependant la complication, ce n’est pas lui qui les avait trompés, il leur avait laissé le soin de se tromper eux-mêmes.

Cette politique supposait une activité infatigable, une attention constante à tous les événements, la vigilance active et ferme du chancelier qui mène sa machine vers un but déclaré, qui y va de préférence par les voies où son regard porté au loin pressent le moins d’obstacles, mais qui est toujours prêt, selon les accidents du chemin et des résistances, à des brusques virages ou à des changements soudains de route dans le réseau compliqué des chemins. Qui ne fouille pas sans cesse des yeux tout l’horizon, qui n’a pas sans cesse la main sur sa machine, se brise ou s’égare. Une attention toujours en éveil, une volonté toujours prête, une sûreté de main admirable, tout cela permettait à M. de Bismarck d’entrer dans tous les événements, dans toutes les passions, assez pour s’en servir, pas assez pour s’y asservir.

Mais, sous ces réserves et dans cette mesure, il est vrai qu’il avait partie liée avec la Russie. Il dépendait de lui qu’à un jour donné il pût compter sur elle comme sur l’Italie, si la politique offensive de la France menaçait l’œuvre de l’unité allemande. Ainsi, la politique de M. Thiers menait la France à un choc non seulement contre l’Italie et l’Allemagne, mais contre la Russie. Et ce qui est prodigieux, c’est que M. Thiers ne l’ignorait pas.

Pouvait-il, du moins, compter sur l’Autriche et sur l’Angleterre ? Il le disait. Et à quelles conditions ? « À cette politique vigilante qui doit reposer sur les forces bien organisées de la France, il faut ajouter au dehors une politique qui ramène à nous les intérêts européens. Or, je vous ai dit que, pour ramener à nous les intérêts européens, il fallait se garder de cette politique qui annonce des projets ultérieurs sous certains mots à double entente et qu’il fallait, au contraire, former en Europe ce parti conservateur dont le principe serait de défendre tous les intérêts attaqués et de n’en attaquer aucun soi-même. Pour former ce que j’appelle en Europe le parti conservateur, il faut que ce principe de ne rien prendre soi-même en ne voulant pas que les autres prennent ; il faut que ce principe soit franchement posé. À cette condition, tout le monde me comprend, vous aurez l’adhésion de l’Angleterre. Quand vous aurez l’adhésion de l’Angleterre, vous obtiendrez celle de tous les petits États de l’Europe, et même celle de l’Autriche. En effet, en supposant que l’Autriche se reconstitue, ce que je souhaite, elle ne peut pas aller jusqu’à former avec la France une alliance qui aurait pour but avoué de menacer les Allemands. L’Autriche pourra très bien se réunir à la France et à l’Angleterre, disant qu’elles ne veulent ni prendre ni laisser prendre, mais cette union n’est possible qu’en la faisant reposer sur ce principe. »