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Russie, et je ne serais pas surpris s’il était l’instigateur de l’impulsion nouvelle imprimée, depuis l’été dernier, à la propagande panslaviste. »

Et le 5 février, il ajoutait : « En Orient, M. de Bismarck tient à garder une position qui ne l’engage dans aucun sens, et lui permette, suivant les nécessités de ses propres desseins, de donner la main à la Russie ou de se rapprocher des puissances occidentales, et cette position, il ne peut la conserver qu’en s’abstenant de toute démarche qui le compromettrait avec les amis ou les adversaires de la Turquie. Il calcule ainsi chacun de ses actes, en les rapportant tous au but qu’il poursuit, c’est-à-dire au couronnement de l’œuvre qu’il a si fort avancée. Tout ce qui se discute de l’autre côté des Alpes, l’existence du royaume italien, ou le salut du pouvoir temporel du pape et même de la papauté, comme les ambitions ou les combinaisons diverses que provoque l’état précaire de l’empire ottoman, n’est envisagé par lui que comme des moyens de nature à lui faciliter sa tâche ; en ceci il obtient, je crois, l’entier assentiment du roi qui ne craint pas, pour seconder les efforts de son ministre, de l’autoriser à se rapprocher alternativement de la Russie ou des puissances qui ne partagent pas ses vues sur l’Orient.

Ainsi, dans la question orientale, M. Thiers alourdissait un peu, il épaississait la politique de M. de Bismarck. Ce qui fait le génie politique de celui-ci, c’est qu’il n’était ni buté, ni flottant, ni exclusif dans ses moyens d’action, ni irrésolu. À la différence de Napoléon III, il savait toujours exactement où il allait. Son but certain, invariable, c’était de constituer l’unité de l’Allemagne sous la conduite de la monarchie prussienne, et il n’y avait pas un seul de ses actes qui ne tendit vers ce but, ou directement ou par des circuits. Selon les possibilités entrevues, il avait toujours plusieurs combinaisons toutes prêtes, mais il ne se perdait pas en cette multiplicité. Il savait faire la différence du probable et du possible, toujours prêt à abandonner un système si des obstacles nouveaux s’opposaient, ou si s’offraient des chances nouvelles ; mais portant cependant le poids de sa pensée et de son effort secret sur l’hypothèse la plus plausible. Il ne gardait pas entre les diverses possibilités un équilibre d’indifférence ou d’indécision. Il tâchait de deviner les préférences des choses pour s’y conformer ou les seconder, mais il ne se liait jamais envers les autres ou envers lui-même par l’imprudence d’un engagement total et irrévocable, ou par un entêtement d’amour-propre. Il entrait assez avant dans le système le plus probable, pour pouvoir rapidement convertir en fait les possibilités longtemps préparées, pas assez pour ne pouvoir passer d’un bond à un autre système si le premier se dérobait. Ce n’était pas précisément une politique de duplicité, mais plutôt, si je puis dire, une politique de multiplicité qui n’excluait pas toute franchise, car il n’allait pas, dans ses propos, au-delà de ce qu’il pensait : il ne promettait pas aux hommes un concours plus décidé et plus étendu que celui qu’il croyait pouvoir et devoir leur prêter. Et il les attachait doublement à sa fortune en leur laissant voir clairement de quel prix il paierait