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D’autres dispositions encore devaient témoigner des excellentes dispositions du gouvernement pour toutes les entreprises industrielles. Des lois successives exonéraient de l’impôt des patentes de nombreux petits façonniers : par l’effet de la loi du 4 Juin 1858, 96,029 artisans furent rayés du rôle.

Enfin, honorant l’industrie comme il honorait la religion, l’Empereur lui donnait la grande fête de 1855. l’Exposition universelle de Paris. Et les industriels français, répondant à son appel, attestaient les efforts accomplis par eux depuis le début du règne.

C’est que la nation tout entière était saisie d’une fièvre d’entreprise. Le phénomène n’était point d’ailleurs particulier a la France ; au lendemain des Révolutions de 1848, il se produisit par toute l’Europe. Mais en France, il présenta une intensité particulière. La bourgeoisie, tout entière, à l’exception peut-être des républicains irréductibles, satisfaisait à l’attente du souverain : les affaires étaient devenues sa préoccupation essentielle. Elle était lasse de la politique ; elle voulait jouir, et pour jouir, s’enrichir. Les découvertes nouvelles et leurs applications, la mobilisation des capitaux par la banque, les faveurs du gouvernement, tout invitait à « entreprendre ». Londres, qui était, depuis le commencement du siècle, le principal marché des capitaux en Europe, céda le pas à Paris. « Les années 1852 à 1850 furent l’âge d’or de la Bourse ». Ni la guerre, ni la disette qui menaçait après la mauvaise récolte de 1853 et contraignait à l’établissement de la caisse de la boulangerie, ni le choléra, qui de mars à juillet 1854 ravagea Paris puis les provinces, ni enfin les terribles inondations de la Garonne, du Cher, de l’Allier en 1855, du Rhône en 1856, ne ralentirent l’essor industriel. Bien plus, les emprunts ou grands travaux réparateurs que ces maux provoquaient semblaient surexciter encore la fièvre des hommes d’affaires. De l’esprit d’entreprise naissait le goût de la spéculation. Et la spéculation devenait rapidement un jeu effréné. C’est dès 1854 que Proudhon la dénonçait avec véhémence dans son Manuel du spéculateur à la Bourse. « Il ne suffit pas au capitalisme moderne, s’écriait-il, de s’assurer pour l’avenir, par ses actions, l’exploitation du pays. Il faut encore que, par la transmissibilité de l’action et par son escompte en numéraire, il réalise dans le présent sa jouissance ; il faut de plus qu’il agiote, qu’il reporte, qu’il tripote, qu’il joue » (p. 398… « L’improbité règne dans les mœurs, disait-il encore, la piraterie dans les affaires ».

Mais si, avec raison, il se refusait à distinguer entre la spéculation modérée et le jeu des financiers, entre les prudents et les habiles, s’il dénonçait, avec une claire vision de l’ensemble, tout Le système de la « féodalité industrielle », d’autres tentaient de séparer les opérations financières des habitudes morales qu’elles développaient non seulement dans la haute bourgeoisie mais dans toute la nation. N’avait-on pas vu, en effet, des femmes voler leurs maris, pour faire des opérations de Bourse. Dans une comédie, représentée avec succès à l’Odéon, Ponsard avait flétri la cupidité et l’amour