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constitutionnelle, déplaisait, on le comprend, aux républicains les plus ardents ; au lendemain du 2 décembre, Cavaignac, membre du conseil de surveillance du journal, avait donné sa démission ; beaucoup accusaient Havin d’avoir trahi. La réalité est qu’il ne pouvait aller plus loin, sans risquer d’être supprimé : il fut frappé de trois avertissements en 1857, et il ne tint pas aux influences cléricales à la cour qu’il put durer encore. A la fin de 1858, Havin dut faire une démarche à la cour pour sauver son journal. Veuillot disait : « Le Siècle est sous la protection de la police, et l’Univers sous sa surveillance ». Et il suffit de renverser les termes pour avoir la vérité.

Mais ce qu’il faut dire, c’est que les deux journaux se faisaient contrepoids, pour la plus grande utilité du gouvernement impérial. M. Havin pouvait avoir comme principale préoccupation de garder à son parti un organe ; et, de fait, de bons républicains, comme Eugène Pelletan, comme Louis Jourdan, comme Taxile Delord, étaient ses collaborateurs. Mais c’était le pouvoir qui, en dernière analyse, recueillait le plus grand profit de leur activité. C’était, en effet, à la haute protection du prince Jérôme, c’était à l’amitié de Vieillard, que le Siècle devait de subsister. Et s’il était un organe républicain, il l’était d’un républicanisme anachronique, d’avant décembre. Sa doctrine, celle, du moins, que l’Empire lui laissait soutenir, c’était le républicanisme de 1830, le républicanisme nationaliste, confondu avec la légende napoléonienne, le seul qui, à la rigueur, pût rallier au nouveau régime les ouvriers ou paysans qui résistaient encore ; c’était le républicanisme anticlérical, celui qui pouvait être un appoint contre les prétentions exagérées du clergé. Depuis décembre, l’Empire avait fait alliance avec l’Église, rempart de l’ordre : contre cette alliée exigeante, il voulait avoir un moyen de défense. Le Siècle en était un. Voilà pourquoi le Siècle fut gardé.

A côté de lui et du Charivari, à la satire prudente, les républicains avaient créé, à défaut d’organes politiques, des recueils littéraires. En 1855, Eugène Pelletan avait fondé l’Avenir ; et, pendant l’année d’existence que le pouvoir lui laissa, Vacherot, l’ex-directeur des études à l’École normale, destitué en 1851 pour sa polémique avec le P. Gratry ; Barni, le traducteur de Kant ; et Frédéric Morin, le philosophe lyonnais, religieux et républicain, l’avaient aidé à défendre les idées libérales contre l’attaque cléricale de plus en plus arrogante. — Avant et après l’Avenir, la Revue de Paris, fondée en 1854, ouvrait aussi ses pages aux philosophes républicains aux historiens, comme Eugène Despois, aux poètes démocrates, comme Laurent Pichat, ou aux hommes d’État, comme Bastide. Et ces nobles esprits entretenaient la tradition républicaine, dans ce qu’elle avait de plus élevé et de plus pur.

Mais, qu’était-ce que toute cette presse, en dernière analyse, et quelle influence pouvait-elle exercer, surveillée, entravée, ligottée comme elle l’était ? Quel appui ? quel réconfort pouvait-elle apporter à tous ceux que leurs convictions rendaient suspects au gouvernement, et qui se trouvaient inquiétés jusque dans leur vie privée ?