Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

presse sans l’opprimer ». Et ils avouaient qu’ils frappaient même les « attaques dissimulées », les articles où se manifestait « une tendance hostile ». Inconscience ou cynisme, ces aveux-là dispensent d’apprécier. La presse est aux mains des préfets : il est facile désormais de travailler et fausser l’opinion.

Par une hypocrisie dernière, le gouvernement avait décidé que chaque parti aurait encore, mais sous son étroite surveillance, un journal. Le Constitutionnel, La Patrie, Le Pays auraient l’honneur de défendre le gouvernement. Le Moniteur, d’ailleurs, s’en chargeait, et savait joindre le plaidoyer aux documents officiels. Mais M. Mirés, le gros financier, et ses amis de la Bourse, tenaient à faire des affaires : le journalisme officieux devait jouer sa partie dans leurs spéculations. Le Constitutionnel et Le Pays consacrèrent l’alliance du gouvernement et de la haute finance. Un ex-démocrate, M. Arthur de la Guéronnière avait assumé la rédaction en chef.

Le Journal des Débats, sous la direction d’Armand Bertin. défendait l’orléanisme ; la Gazette de France, l’Union développaient avec quelque liberté leurs théories désormais inoffensives de droit divin mêlé de suffrage universel ; et l’Assemblée nationale représentait la fusion. Deux journaux étaient républicains ou considérés comme tels : le Siècle, de M. Havin, et le Charivari ; et l’Univers était le principal organe du parti catholique.

A dire vrai, ce dernier avait peu de mérite à vivre : « l’Univers était à genoux devant l’Empire sorti du coup d’État » et son directeur célébrait solennellement l’union, pour la victoire de l’ordre, de ces deux armées : « l’une, composée de quatre cent mille hommes de guerre, pleins de discipline et de jeunesse, confiants dans le vieil honneur de leur drapeau ; et l’autre, celle que Napoléon Ier n’eut pas, et qu’aucun peuple n’eut jamais peut-être vue si florissante et si belle, l’armée de charité, forte de quarante mille prêtres et de cinquante mille religieuses ». Au nom de tels principes, Louis Veuillot pouvait librement parler : le despotisme impérial n’eut pas. dès les premiers temps de son existence « d’apologiste plus effronté ».

Mais l’existence d’un journal républicain, à l’heure où les chefs du parti et ses simples soldats étaient dispersés dans les capitales étrangères et sur les pontons, à l’heure où la République et le socialisme confondus étaient poursuivis et traques jusqu’au plus profond des forêts, cette existence demeure un problème et elle doit être expliquée.

Le mystère est d’ailleurs simple : le Siècle était utile au gouvernement dans son jeu de l’opinion. Il parait que c’était M. de Morny, qui l’avait sauvé au 2 décembre, en faisant valoir l’intérêt des actionnaires. Mais son directeur, M. Havin, cauteleux et prudent — « moitié normand, moitié bonapartiste, et encore plus normand que bonapartiste », — disait Pessard, ancien membre de la gauche dynastique, sous la monarchie de juillet, rallié a la République dans le triomphe de 1848, était aussi fort propre a soutenir la seule opposition que le pouvoir devait tolérer. Cette opposition modérée,