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pour que le gouvernement rendît encore ce vote illusoire. Quelque temps, soucieux de leur mandat, de leur devoir, certains s’émurent de l’excès des charges locales : le gouvernement leur fil entendre que, pour bien marquer sa sollicitude du progrès et du bien-être général, il avait besoin de laisser les communes et les départements engager ainsi leur avenir. Soucieux aussi de « l’intérêt de la dynastie », ils n’insistèrent point.

Au demeurant, l’eussent-ils voulu, il leur aurait été si difficile d’insister ! C’était sous l’œil d’un agent du maître, sous la direction d’un président nomme par lui, pénétré de sa pensée, qu’ils délibéraient : M. Billault, d’abord ; plus tard, à la fin de 1854, M. de Morny en personne, l’ancien, ministre du Coup d’État. Ce dernier, d’ailleurs, s’était entendu à les dresser : tour a tour séduisant et hautain, dandy persifleur ou financier compétent, il avait conquis l’assemblée et chacun de ses membres. Il avait dissipé définitivement ce relent de parlementarisme qui parfois encore, au début, quand Montalembert prenait la parole, tendait à reparaître. Il avait habitué tous ces hommes à causer, à converser des affaires publiques, — que la conversation portât des fruits ou non, — sans souci de l’opinion ou de la popularité.

D ailleurs, ici, encore, le pouvoir avait pris ses précautions. La Chambre ne pouvait pas devenir un moyen de publicité ou de propagande. Si ses séances étaient publiques, le nombre des auditeurs était restreint ; et nul n’avait le droit de publier des séances un compte-rendu détaillé. Un compte-rendu analytique et bref était seul publié dans tous les journaux : et il suffisait d’une demande de cinq membres pour que la Chambre fût obligée de délibérer en secret. Les travaux du Corps législatif ne pouvaient plus être livrés à « l’esprit de parti des journaux ».

Telle était cette étrange assemblée. Et l’on comprend bien, dès lors, le mot d’ordre d’abstention qui courut longtemps parmi les groupes républicains. L’histoire montrait cependant que même les assemblées les plus privées de tous droits, les représentations populaires les plus infidèles et les plus impuissantes gardaient, en dépit de toutes les mesures restrictives, une sorte de pouvoir d’attirance, et que la moindre opposition, surgie de leur sein, évoquait autour d’elle en des temps d’oppression toutes les forces vives de la nation. Le second Empire, lui aussi, pouvait redouter cette évolution. Mais, ici encore, le gouvernement de Napoléon III avait su prendre ses précautions.

Les citoyens étaient tous électeurs. Il avait été proclamé que la constitution reposait sur le suffrage universel, et même, pour faciliter le vote, on avait substitué au vote au canton et au scrutin de liste le vote à la commune et le scrutin uninominal. Mais le gouvernement dirigeait les élections.

D’abord, il présentait aux électeurs son candidat, le candidat officiel, dont les affiches sur papier blanc étaient imprimées aux frais de l’État. Les préfets, suivant les conseils donnés dès 1852, par M. de Morny, agissant officiellement et non par l’intrigue, soutenaient ce bon candidat, « éclai-