Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/409

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sérieux qu’on ne lui avait dit. J’ai également reçu les trois numéros du Progrès de Lyon contenant vos articles concernant la marche de l’Internationale. Je vous félicite de la défense que vous avez prise en faveur de notre sainte association. Seulement je commenterai, si vous le voulez bien, la partie doctrinale, pour vous démontrer que vous vous êtes fourvoyé en repoussant systématiquement l’équilibre relatif de la valeur…

« Dites-moi si vous voulez que je vous réponde publiquement ou par lettre. N’oublions pas, cher ami, que la discussion des doctrines prépare le lendemain de la révolution, que les adversaires de notre affranchissement sollicitent à grands cris. Si nous tombons d’accord sur les moyens scientifiques, nous nous épargnerons de cruelles déceptions. Croyez-le bien, mon cher Richard, il n’y a en ce moment ni proudhoniens, ni collectivistes, ni individualistes, ni mutualistes absolus ; il ne peut y avoir que des socialistes dévoués qui cherchent la solution du problème social, afin d’assurer à tout jamais le bien-être et la liberté pour tous ceux qui veulent vivre en travaillant ».

Qu’elles sonnent tristement et cruellement, ces phrases confiantes, écrites au moment même où des événements inattendus allaient brusquement ruiner tout le long effort des dernières années !



Comment se serait développé cet admirable mouvement ? Quelle attitude auraient prise, à son égard, les républicains ? Quelle alliance nouvelle l’Empire déclinant aurait-il pu conclure avec la bourgeoisie redevenue conservatrice ? Quelles fractions, peut-être, se seraient montrées résolument sympathiques ?… Quels que soient les éléments que l’examen attentif des faits et des tendances nous fournissent pour l’imaginer, la réalité est là.

À l’heure où le prolétariat français réveillé venait de reprendre, avec une vigueur jeune et avec une pleine conscience, sa besogne d’émancipation ; à l’heure où, dans la poussée démocratique, quelques socialistes, discernant l’avenir, et « dressant hautement leur drapeau au premier rang » décidaient et entraînaient vers leur idéal les courants incertains de la foule laborieuse, à cette heure de travail joyeux et d’espérance, la lutte abominable de l’Allemagne contre la France, cherchée et voulue par le gouvernement prussien pour dominer l’Allemagne unie, acceptée de plein gré par l’Empire inquiet et incertain de l’avenir malgré le plébiscite, allait bouleverser et corrompre son pur et régulier mouvement.

En prenant l’initiative courageuse de la protestation contre la guerre, les travailleurs socialistes ne protestèrent pas seulement comme hommes et comme travailleurs, mais encore en citoyens, comme s’ils pressentaient déjà l’inévitable réaction, qu’appelle la brutalité, la sauvagerie de l’état de guerre.