Page:Jaurès - Histoire socialiste, X.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

état-major révolutionnaire de l’Internationale disposait de troupes nombreuses et cohérentes.

En cette fin de 1869, au moment où ils se sentaient en possession de toutes leurs forces, le problème de la révolution prochaine devait se reposer avec plus d’acuité encore à la conscience des militants. Sans doute, ils étaient tous d’accord pour chercher à hâter une révolution sociale. Sans doute aussi, ils estimaient tous qu’une révolution purement politique n’ayant d’autre objet que la chute de l’Empire, ne valait point la peine d’être faite pour la classe ouvrière. Mais ils différaient entre eux sur la forme que devait prendre le prochain mouvement, sur les rapports qui devaient exister entre le mouvement politique et le mouvement social.

Les uns, en effet, comme Richard, et aussi, malgré la différence de son tempérament ou de sa doctrine générale, comme Aubry lui-même, uniquement préoccupés de cette révolution sociale dont ils attendaient l’explosion prochaine, et représentant dans les villes où ils luttaient le seul élément révolutionnaire, se trouvaient entraînés à séparer absolument des idées politiques leur conception socialiste. Toutes choses changées, ils traduisaient pour ainsi dire sous une forme de plus en plus révolutionnaire l’état d’esprit des militants de 1864, à qui l’on avait pu reprocher de négliger la forme politique ; et la comparaison s’impose entre eux et certains de nos modernes syndicalistes.

Qu’on me pardonne de faire encore ici de nombreuses citations. A défaut d’une étude vraiment approfondie, et qui devra être appuyée sur un grand nombre d’autres documents, ces citations donneront à nos camarades une idée exacte des conceptions et des sentiments des hommes qui menèrent alors le mouvement, avec une vigueur et une abnégation admirables. Les textes que je cite sont d’ailleurs, je le rappelle, pour la plupart, inédits.

A Rouen, donc, Aubry, celui de tous qui était resté le plus attaché à la pensée proudhonienne, était peut-être aussi celui qui méprisait le plus décidément l’action politique. Son unique préoccupation, c’était, comme il l’écrivait à Richard le 26 juillet 1869, « d’organiser les forces économiques et révolutionnaires du travail, organisation, disait-il, que je trouve beaucoup plus logique que l’agitation politique pure que veulent nous entretenir nos fameux démagogues de 1848 qui sentent combien nos comités seraient à craindre, si des événements imprévus surgissaient ». Trois jours plus tard, le 29, se félicitant des progrès accomplis et de l’allure du mouvement socialiste, il reprenait : « Je crois que le moyen de le faire marcher le plus rapidement possible est d’entretenir constamment les masses dans un esprit exclusivement socialiste, momentanément en dehors de toute politique militante. Non pas qu’elles doivent oublier leurs droits, au contraire ; mais il faut bien leur persuader que s’organiser en vue de conquérir des réformes sociales, c’est marcher certainement vers des réformes politiques qui, jusqu’alors, n’ont été rien à cause de l’absence des premières. Croyez-le bien, mon cher