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Cette puissante poussée socialiste, cette renaissance inattendue de toutes les vieilles doctrines révolutionnaires étonna la bourgeoisie. « Nous ne pouvons plus, écrivait Molinari en 1869, nous faire d’illusions sur les opinions et les tendances qui régnent dans les masses. Sur dix ouvriers s’occupant d’autre chose que du boire et du manger, neuf sont socialistes ou en train de le devenir, comme sur dix chefs d’industrie, neuf sont protectionnistes, ce qui est leur manière à eux d’être socialistes ». Contre les orateurs les plus audacieux, contre ceux qui soutenaient les doctrines les plus antireligieuses ou ceux qui se permettaient des attaques politiques violentes, le gouvernement engagea des poursuites (de janvier à avril 1869 surtout). Il lui semblait utile d’apparaître encore comme le « sauveur de la société » ; et il s’appliquait en même temps à rendre tous ses adversaires solidaires des audaces socialistes. Vitu, un écrivain à sa solde, préparait pour les électeurs ruraux une brochure intitulée : Réunions publiques, destinée à produire le même effet que la fameuse brochure de Romieu sous la seconde République. Des républicains modérés ou des révolutionnaires politiques s’en inquiétaient ; on parla d’agents provocateurs envoyés par l’Empire : la Cloche, de Louis Ulbach, et l’Avenir national mirent en garde les ouvriers ; un rédacteur du Réveil, traita les orateurs socialistes « d’endormeurs », cherchant sciemment à enrayer par leur propagande le progrès républicain. Delescluze, sans doute, désavoua ce collaborateur : Au fond, lui aussi, était inquiet.

Peu importaient après tout ces attaques. Les socialistes, qui luttent dans une démocratie républicaine savent qu’ils sont exposés à ces calomnies sempiternelles. Babeuf les entendait ; nous les avons entendues. Les socialistes de la fin de 1868 avaient tous, chevillée au cœur, une haine de l’Empire assez vigoureuse pour ne point s’arrêter à une accusation misérable. Ils savaient qu’au jour de la bataille, c’étaient eux qui se trouveraient au premier rang : leur républicanisme pouvait défier celui de Peyrat ou celui de Jules Simon. Le problème qui se posait à eux était à la fois plus grave et plus étendu que celui de l’attitude à prendre vis-à-vis des modérés ; ou plutôt il englobait ce dernier.

La tempête politique était déchaînée ; les journaux républicains, même ceux de province, en dépit des condamnations, multipliaient les souscriptions Baudin et tout le parti se préparait à une lutte formidable pour les élections prochaines. Mais, dans la tempête même, le bruit des revendications sociales grondait plus fort. La rafale serait-elle assez puissante, non seulement pour emporter l’Empire, mais pour extirper jusqu’à ses racines bourgeoises et capitalistes ? La révolution qui, un jour ou l’autre, proche en tous cas, le renverserait, pourrait-elle prendre immédiatement un caractère socialiste ? Tout ce mouvement nouveau, où s’exprimaient plus ou moins vaguement les aspirations ouvrières, avait besoin, sinon d’être dirigé, au moins d être compris et éclairé ! A quelle minorité organisée et énergique incomberait