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l’Élysée fut décisif. La troupe était fidèle ; M. de Morny fit prévaloir son plan : toute résistance serait écrasée. Les républicains, chez Landrin, puis chez Marie, ne purent que décider de prendre une part active à la résistance, qui, enfin, commençait.

Mais c’est là, dans cette réunion républicaine du 3 au soir que fut proposée pour la première fois une application dans un but politique de la grève générale. Ce ne fut pas un ouvrier qui la proposa. Mais l’homme qui l’imagina était certainement une des intelligences les plus inventives et les plus vives du xixe siècle. Ce fut Émile de Girardin, le célèbre journaliste, qui fit la proposition. Et, à la réflexion, elle ne semble pas aussi insensée que le crurent les républicains, présents à la réunion, Garnier-Pagès, Marie, J. Bastide et Victor Hugo.

Empruntons à Victor Hugo le récit de cette anecdote : il en vaut la peine. Comme Émile de Girardin refusait d’imprimer toute proclamation qui fût un appel aux armes, un cri de guerre, et comme tous se récriaient, « il nous déclara alors, dit Hugo, qu’il faisait de son côté des proclamations, mais dans un sens différent du nôtre. Que, selon lui, ce n’était point par les armes qu’il fallait combattre Louis-Bonaparte, mais par le vide. Par les armes, il sera vainqueur ; par le vide, il sera vaincu. Il nous conjura de l’aider à isoler « le déchu du 2 Décembre ». Faisons le vide autour de lui, s’écria-t-il. Proclamons la grève universelle ! Que le marchand cesse de vendre, que le consommateur cesse d’acheter, que l’ouvrier cesse de travailler, que le boucher cesse de tuer, que le boulanger cesse de cuire, que tout chôme, jusqu’à l’Imprimerie nationale, que Louis-Bonaparte ne trouve pas un compositeur pour composer le Moniteur, pas un pressier pour le tirer, pas un colleur pour l’afficher. L’isolement, la solitude, le vide autour de cet homme !… Rien qu’en croisant les bras autour de lui, on le fera tomber. Au contraire, tirez-lui des coups de fusil, vous le consolidez. L’armée est ivre, le peuple est ahuri et ne se mêle de rien, la bourgeoisie a peur du président, du peuple, de vous, de tous ! Pas de victoire possible. Vous allez devant vous, en braves gens, vous risquez vos têtes. C’est héroïque, soit. Ce n’est pas politique. Quant à moi, je n’imprimerai pas d’appel aux armes et je me refuse au combat. Organisons la grève universelle ! »

Ténot a raconté le même fait, dans son Paris en Décembre 1851. Il dit, lui, expressément : grève générale. Négligeons les réponses trop faciles et trop simplistes : Jules Favre les lit. « Le travail universel ne s’arrête pas. On trouvera toujours un boucher qui tuera, etc.. » Depuis, on a fort discuté encore de la grève générale, et plus à loisir : les objections sont même devenues plus abondantes. Passons aussi sur le caractère de l’homme : comme le prince Napoléon, le fils du prince Jérôme, qui vint ce soir là, Girardin, s’il faut en croire les Souvenirs de Beslay (p. 241), fut accueilli froidement, et avec méfiance. — Historiquement, deux points sont à marquer.