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ce n’est pas vous, fils intelligents de la Révolution, qui songez à ressusciter les corporations au nom d’un intérêt spécial qui s’efface, à nos yeux comme aux vôtres, dans la grande égalité civique que vous poursuivez avec nous et que nous ne tarderons pas à conquérir. Mais après avoir consacré ces grandes vérités, vous prenez texte des injustices que vous avez à souffrir dans la position que la société vous a faite, et vous demandez que vos frères de la grande cité, en joignant leurs efforts aux vôtres, abaissent les barrières élevées contre vous. Votre demande nous paraît légitime ». Ainsi les démocrates tout comme Guéroult réduisaient pour ainsi dire à la revendication de quelques satisfactions particulières et immédiates l’action de la candidature ouvrière. Et Tolain même, reprenant la formule de sa réponse à l’Opinion Nationale, leur concédait, dans la circulaire où il reproduisait leur lettre que « la candidature ouvrière n’était pas un principe ; mais qu’elle serait, si elle triomphait, la manifestation du principe de l’égalité ».

Mais, malgré ses propres réserves, malgré sa modération, c’était bel et bien comme candidature de classe qu’allait s’affirmer de plus en plus la candidature de Tolain.

Le 9 mars, lorsque parut sa circulaire, la campagne électorale battait déjà son plein : dans la 1re circonscription, Carnot | était candidat ; dans la 5e (celle de Tolain] Garnier-Pagès. Or il faut bien marquer le caractère nouveau que, sous l’influence du manifeste, avait pris aussitôt la campagne. Carnot s’était présenté surtout comme auteur de la loi sur l’enseignement primaire si désiré des ouvriers ; et le manifeste qui annonçait sa candidature, était signé d’un certain nombre d’ouvriers, dont la qualité suivait le nom. Dans la 5e circonscription, la jeunesse des écoles, Charles Longuet, Robert Luzarche, Cournet, Blatin, Massol, Burnichon, Vaillant avaient posé la candidature de Frédéric Morin, parce que c’était un vieux lutteur, et parce que « les études, qu’il avait publiées sur les associations ouvrières, garantissaient du reste que les travailleurs ne sauraient trouver un défenseur plus énergique et plus compétent. » La candidature ouvrière, tant honnie, avait rappelé aux républicains les plus avancés les droits du prolétariat, et elle contraignait les autres de faire au moins des déclarations en faveur des classes ouvrières. Le Manifeste avait donc atteint en partie son but.

Mais, depuis le 9 mars, depuis l’appui donné à Tolain par Delescluze, Noël Parfait et Pichat, par ceux que l’on appelait déjà des démocrates radicaux, le candidat ouvrier ne pouvait plus être sinon soutenu, du moins aidé dans sa publicité par l’Opinion Nationale. Le plus franc eût été de le désavouer, de dire que le caractère de classe de candidature commençait à inquiéter Guéroult tout comme elle avait inquiété les autres libéraux. Mais c’était peut-être s’aliéner non seulement le groupe de Tolain mais encore nombre de délégués de 1862 ; c’était surtout avouer franchement qu’on avait publié et soutenu le manifeste des Soixante, dans le dessein secret d’attirer à l’Empire ceux qui l’avaient rédigé.