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accusations injustes des timides et des conservateurs à outrance, mais encore les craintes ou les répugnances de nos amis.

Le suffrage universel nous a rendus majeurs politiquement ; mais il nous reste encore à nous émanciper socialement. La liberté que le Tiers-État sut conquérir avec tant de vigueur et de persévérance doit s’étendre en France, pays démocratique, à tous les citoyens. Droit politique égal implique nécessairement un égal droit social.

On a répété à satiété : il n’y a plus de classes ; depuis 89, tous les Français sont égaux devant la loi. Mais nous qui n’avons d’autre propriété que nos bras, nous qui subissons tous les jours les conditions légitimes où arbitraires du capital, nous qui vivons sous des lois exceptionnelles, telles que la loi sur les coalitions et l’article 1781, qui portent atteinte à nos intérêts en même temps qu’à notre dignité, il nous est bien difficile de croire à cette affirmation.

Nous qui, dans un pays où nous avons le droit de nommer des députés, n’avons pas toujours le moyen d’apprendre à lire ; nous qui, faute de pouvoir nous réunir, nous associer librement, sommes impuissants pour organiser l’instruction professionnelle, et qui voyons ce précieux instrument du progrès industriel devenir le privilège du capital, nous ne pouvons nous faire cette illusion.

Nous dont les enfants passent souvent leurs plus jeunes ans dans le milieu démoralisant et malsain des fabriques ou dans l’apprentissage qui n’est guère encore aujourd’hui qu’un état voisin de la domesticité ; nous dont les femmes désertent facilement le foyer pour un travail excessif, contraire à leur nature et détruisant la famille ; nous qui n’avons pas le droit de nous entendre pour défendre pacifiquement notre salaire, pour nous assurer contre le chômage, nous affirmons que l’égalité écrite dans la loi n’est pas dans les mœurs et qu’elle est encore à réaliser dans les faits. Ceux qui, dépourvus d’instruction et de capital, ne peuvent résister par la liberté et la solidarité à des exigences égoïstes et oppressives, ceux-là subissent fatalement la domination du capital : leurs intérêts restent subordonnés à d’autres intérêts.

Nous le savons, les intérêts ne se réglementent point ; ils échappent à la loi ; ils ne peuvent se concilier que par des conventions particulières, mobiles et changeantes comme ces intérêts eux-mêmes. Sans la liberté donnée à tous, cette conciliation est impossible. Nous marcherons à la conquête de nos droits pacifiquement, loyalement, mais avec énergie et persistance. Notre affranchissement montrerait bientôt les progrès réalisés dans l’esprit des classes laborieuses, de l’immense multitude qui végète dans ce qu’on appelle le prolétariat, et que, pour nous servir d’une expression plus juste, nous appellerons le salariat.

A ceux qui croient voir s’organiser la résistance, la grève, aussitôt que nous revendiquons la liberté, nous disons : « Vous ne connaissez pas les ouvriers ; ils poursuivent un but bien autrement grand, bien autrement