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de l’herbe », écrit le procureur de Colmar dans son rapport pour le premier semestre en 1854. Et partout, il faut qu’on organise des quêtes, des souscriptions, des ateliers de charité… ou des fêtes pour remédier à cette misère.

Mais tout cela suffira-t-il ? Le gouvernement n’est pas rassuré. Il se souvient, de la disette de 1847 : il craint que les populations ne l’accusent. Çà et là, les procureurs relèvent des signes d’excitation, de révolte même. A Troyes, en 1853, des placards séditieux ont été affichés dans les rues : « Si le 3 octobre, y lit-on, le pain n’est pas à 30 centimes le kilo, le feu sera mis dans la ville ». A Meaux, autre placard : « Le pain à 1 fr. 50 ou la mort ». A Lille, on arrache en 1855, à la porte d’un des principaux fabricants, un écriteau portant : « le pain à deux sous la livre, ou l’échafaud ». D’autres portent : « Les agitateurs, les accapareurs et les fermiers à la potence ». Dans les villages autour d’Angers, ce sont les mêmes placards séditieux, annonçant des insurrections dans toute la France, aux cris de « A bas les tyrans, le pain à vingt-cinq sous, ou le feu dans toutes les baraques ; le pillage, le sang de tous ceux qui veulent nous faire mourir de faim, nous et nos enfants ». A Anzin, encore, mêmes placards : « Du pain ou la mort ! Du pain ou nous faisons des victimes ». Enfin, dans quelques localités, des émeutes de subsistances éclatent : en mai 1855, les femmes de Câteau-Cambrésis réclament « le pain à 1 fr. » et cassent les vitres des boutiques.

Les ennemis du régime, maintenant, ne vont-ils pas profiter de ces émeutes ? ne vont-ils pas les tourner en révolution ? A l’automne de 1855 même, l’inquiétude gouvernementale est à son comble. Le 23 septembre, comme tous les procureurs généraux sont en vacances, le gouvernement les rappelle. Il leur signale dans sa circulaire (BB 50/414) les symptômes de mécontentement et de désordre qui se manifestent, la cherté des subsistances, cause de ces troubles. « Je regrette, écrit le ministre, que dans ces circonstances vous vous trouviez éloignés de votre poste. Je n’ai pas pu cependant vous refuser l’autorisation de le quitter. Quelques semaines de liberté pouvaient vous être nécessaires… Je verrais toutefois, avec une vive satisfaction, que vous reprissiez la direction de votre parquet, aussitôt que vos affaires ou que votre santé n’y mettront pas un obstacle sérieux. Votre présence au chef-lieu de la cour aura, dès qu’elle sera possible, d’autant plus d’opportunité que d’après les informations récentes, il parait constant qu’un certain nombre d’individus, ennemis déclarés du gouvernement, entretiennent et cherchent à diriger et à exploiter au profit de leurs mauvaises passions l’inquiétude et l’agitation des populations ». En conséquence, les procureurs sont priés de dresser la liste de tous les individus capables de tourner en mouvement anti-gouvernemental le mécontentement général ou les émeutes de subsistance. La circulaire indique que les généraux et les préfets feront de même de leur côté, et qu’on rapprochera les listes et les renseignements donnés. C’est, on le remarquera, le système des commissions mixtes qui se prolonge :