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ne doit pas solder les ennemis de ses institutions. Chaque culte sera payé par ses adeptes. Je propose une réduction de 124 millions sur le chapitre de la guerre ; la République ne doit pas solder à grands frais ses oppresseurs. Je confisque à nos adversaires politiques pour 7 milliards nets d’immeubles. J’en vends seulement pour 500 millions, afin de ne pas trop déprécier la propriété foncière, j’emploie 200 millions à la mise en pratique du droit au travail, qui devient ainsi une institution normale. Je prélève 150 millions pour la création de villages en Afrique où seront déportés nos adversaires. J’applique en outre 150 millions à favoriser le développement des associations, et je réserve le surplus pour les éventualités d’une guerre générale ». Projet bien naïf sans doute, mais plus révélateur de la pensée populaire que tous les rapports de préfets et de procureurs généraux. Il manifeste la persistance de la revendication sociale ; il indique rattachement des prolétaires à la vieille idée de droit au travail et leur confiance encore dans les associations ; mais il atteste aussi, hélas ! « combien les maîtres bons font de mauvaises mœurs » comme disait le vieux Babeuf, et quels légitimes sentiments de vengeance animaient alors certains républicains.

Qu’il nous soit permis de citer encore un document : il importe qu’on sache bien quelles espérances poussaient à conspirer les plus hardis, les plus énergiques des ouvriers républicains. En mai 1856, une société secrète fat découverte parmi les mineurs d’Anzin. « C’était, déclarent les témoins, Ledin Léopold qui expliquait tous les avantages que devait produire l’association. Les chefs de la Compagnie d’Anzin, disait-il, seront nommés par les ouvriers. On mettra pour inscription à chaque fosse : Fosse nationale. Les porions et maitres-porions seront nommés par les mineurs et renouvelés tous les trois mois ; les salaires des ouvriers seront de 11 francs par jour. Il ajoutait que le calcul avait été fait d’après le revenu actuel de la Compagnie, et que dès lors tous les charbonniers avaient intérêt à l’établissement de la République démocratique et sociale ». (BB 30/416 ; n° 1339.)

C’est ainsi que se perpétuent dans quelques cervelles ouvrières les idées de transformation sociale. Mais la fidélité aux souvenirs et la propagande des sociétés secrètes ne peuvent recréera elles seules un vaste mouvement social. Pour que de nouveau les idées socialistes entraînent les foules laborieuses,pour qu’elles redeviennent vraiment inspiratrices de groupement et d’action, il faut que les conditions matérielles et morales de la classe ouvrière leur permettent un nouvel essor, il faut, pour ainsi dire, que le sentiment des iniquités sociales qu’elles exprimaient se trouve ravivé par les circonstances industrielles ou politiques. Alors, mais alors seulement, les traditions peuvent redevenir fécondes. Alors seulement se développe le germe qu’elles gardaient en elles, comme dans le désert, certaines graines, bien défendues, attendent un an, deux ans, sans se sécher, la pluie bienfaisante qui leur permettra de germer. La pensée socialiste attendit dix ans sous l’écorce dure des sociétés secrètes : mais la pluie vint ; l’industrie nouvelle