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que jamais Proudhon n’a été mieux inspiré que dans cette période où, affranchi de tout utopisme, et tourné tout entier vers la tactique politique, il écrit à la fois son livre capital (De la capacité politique des classes ouvrières) et découvre le jeu de bascule qui, selon les cas, fait de l’abstention en masse ou de la manifestation en masse sur une candidature exclusivement ouvrière, le moyen de propagande le plus énergique dont dispose une classe ouvrière consciente d’elle-même et préoccupée de ne se compromettre ni dans les basses rivalités électorales ni dans les alliances de hasard avec un libéralisme bourgeois inconsistant et prêt à la trahison. On lira plus bas (p. 216-223) le manifeste des soixante publié en 1864 et que Thomas réédite pour la première fois in extenso. Ce document montre comment la pensée proudhonienne, dont il est issu, a su se transformer et mûrir au contact du prolétariat militant, et il est comme la première charte que s’est donnée la classe ouvrière, pour attester sa capacité politique nouvelle.

Thomas a dû dépouiller bien des collections de journaux pour établir la filiation des idées qui se sont coordonnées pour former le socialisme de cette génération réaliste. L’Avenir national, l’Opinion nationale, l’Électeur, le Réveil, la Lanterne, la Marseillaise, le Courrier français et la Rive gauche ne sont que les plus connus de ces organes de l’avant-garde ouvrière ou républicaine. Les croyances du prolétariat ne s’établissent plus comme au temps de l’utopisme, par de grands systèmes imaginés par des hommes supérieurs. L’effort collectif de toutes les organisations ouvrières, effort de pensée et effort actif, est seul capable de faire face à des nécessités multiples que ne domine plus une réflexion d’homme, si compréhensive et inventive qu’on la suppose.

L’idée de la « grève des peuples contre la guerre », lancée en 1866 par le Courrier français et la Rive gauche, est une de ces idées, jaillies de l’effervescence des réunions publiques et qui se réaliseront un jour par l’effort concertê des masses ; et il est curieux que, placée dans son temps, expliquée par les mobiles qui l’ont fait naître, à la veille de Sadowa, cette idée, honnie aujourd’hui, nous apparaisse dans tout l’éclat de sa générosité humaine. La doctrine qu’on a de nos jours appelée hervéiste est née spontanément en 1866. Mais il y faut joindre le correctif des faits, et ne pas oublier que les ouvriers (p. 265) au nom desquels parlaient Vermorel et Albert Fermé furent les premiers à s’enrôler dans les bataillons de marche, et les seuls qui prirent au sérieux la défense nationale, quand déjà les classes dirigeantes, menacées dans leurs intérêts, pactisaient avec l’ennemi. Il faudra toujours rappeler à la bourgeoisie que les canons de la Commune sont les seuls qui n’aient pas été livrés aux armées allemandes. « Par un revirement singulier, — Leverdays l’a dit dans son pamphlet sur la Fin d’un pouvoir fort, — les pacifiques de la première heure sont ainsi devenus les outranciers de la dernière. » Il est naturel aussi que les listes de ces bataillons de marche, où figuraient les membres les plus connus de l’Internationale, se soient transformées entre les mains des exécuteurs de mai, en listes de suspects. Les ouvriers de 1871 ne pensaient pas que les prolétaires n’aient pas de patrie. Ils pensaient seulement que la patrie des ouvriers est moralement et matériellement différente de celle que défend la bourgeoisie.

Pour créer cette organisation active et puissante du nouveau socialisme, il a fallu un apprentissage suivi. Les groupements corporatifs d’atelier ou de secours mutuels, les caisses fédératives de prévoyance constituent le champ d’expérience où quotidiennement les ouvriers apprennent les difficultés et la discipline de la solidarité économique. L’Internationale fournit la direction supérieure, « la maitrise