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ché dans la grande tourmente la première expression de sa pensée ou les premiers essais de sa tactique. C’est d’alors que date tout le grand mouvement de libre-pensée et de matérialisme qui a eu sur l’histoire de notre Troisième République une si constante influence ; et c’est d’alors aussi que datent les premiers efforts des républicains dans les loges maçonniques, et toutes leurs tentatives de propagande, par les conférences, par les bibliothèques, par les éditions à bon marché.

Et sans doute, avant 1863, tout cela est en germe. Sans doute, de premières manifestations se produisent, et il ne faut pas se laisser hypnotiser par la chronologie. Mais il ne faut point méconnaître non plus le caractère du mouvement en ces années-là. Tous travaillent, tous s’instruisent, chacun de son côté et de tous côtés ; tous se connaissent, discutent, s’opposent ; mais, à l’exception des blanquistes et des parlementaires, les préférences pour telle ou telle forme d’action ne viennent pas encore les diviser.

Nous avons cité les auditeurs au Corps législatif, les futurs hommes d’État : ceux-là, la tribune du public et les salons des Cinq les réunissaient.

Mais c’était par les petits journaux, soi-disant littéraires pour être dispensés de l’autorisation, mais qui versaient bientôt dans la politique, que les autres se retrouvaient, pour commencer la lutte commune contre l’Empire. Feuilles éphémères, vite interdites ou tôt mortes, n’ayant souvent d’autres lecteurs que leurs rédacteurs, mais qui suscitaient les courages et entretenaient l’ardeur intellectuelle de tous ! Nous avons dit déjà comment, l’origine, pendant les années 50, les premiers de ces journaux avaient rendu quelques services. Les plus célèbres avaient été l’Avenir, où collaboraient Vacherot et Morin, puis plus tard la Voix des Écoles, qui tentait en 1857 d’établir des relations entre toutes les jeunesses, animées d’aspirations libérales, qui peuplaient les différentes universités européennes. Mais ce fut surtout, de 1860 à 1863, que la petite presse aida dans son action la jeunesse républicaine et révolutionnaire des Écoles.

En 1801, un jeune et véhément Lyonnais, Vermorel, fondait « la Revue pour tous », « La Jeunesse » et « La Jeune France ». Il n’avait pas vingt ans, mais son ardeur et sa foi animaient les hésitants et s’imposaient aux vieux. Autour de lui, avec lui, travaillaient A. Milliard, G. Isambert, E. Durand. Et tous, ils se proposaient de relever les caractères, de réagir contre le sensualisme, de purifier l’amour ; ils voulaient apprendre au peuple la loi morale qui serait pour lui la religion nouvelle. « Dieu dans le sanctuaire, la patrie a ses pieds », avait écrit Vermorel dans leur appel ; et c’était au nom de ces principes qu’ils célébraient Barni ou Jules Simon, et qu’ils attaquaient avec véhémence Baudelaire et About tout à la fois. Avec une passion juvénile, ils jugeaient de tout, des dernières leçons de Sorbonne, des fautes de français de Taine, ou de la musique de Wagner, jusqu’au jour où leur pétulance leur valut d’être débarqués par leurs propres bailleurs de fonds, après quelques mois de lutte.