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essentielles à l’histoire des idées, fourmillent dans le livre de Thomas.

Peut-être, cependant, n’oserais-je pas me prononcer aussi nettement que lui sur l’attitude des ouvriers au 2 décembre. Les faits qu’il allègue sont partout d’une exactitude minutieusement contrôlée. C’est sur l’interprétation des faits qu’on peut différer d’avis. Je ne crois pas, certes, que les ouvriers fussent en majorité favorables au coup d’État. Mais le dégoût qu’ils avaient du parlementarisme réactionnaire de la Deuxième République est trop explicable. Puis, il est certain que la reprise des affaires fut immédiate après le coup d’État ; et l’on peut citer telle ville industrielle (Mulhouse, par exemple) où la faillite des plus notables usines du textile fut instantanément conjurée par le coup d’État et où la situation se releva jusqu’à devenir florissante en peu de mois. Un fait général, que Karl Marx a noté, semble s’être vérifié pour la France de 1851 : La révolution n’est possible qu’aux époques de crise économique. Mais les ouvriers ne se révoltent pas dans une reprise des affaires. Le point dangereux de la crise économique était passé dès 1849. S’il a subsisté du malaise jusqu’en 1851 quand déjà se dessinait la reprise des affaires, c’est à ce malaise que le coup d’État mit fin en « assurant l’ordre. »

Albert Thomas apporte des faits curieux et neufs sur ces journées du 2 au 4 décembre et sur l’agitation qui les suivit dans les départements. Il rappelle la statistique professionnelle des morts que fit la fusillade des boulevards et apporte une statistique plus exacte des corps de métiers auxquels appartenaient les condamnés jugés par les commissions militaires. Sans doute, les vieux corps de métiers révolutionnaires, les cordonniers, menuisiers, tailleurs, tisserands fournissent le glorieux contingent d’émeutiers. Mais ce sont là justement les professions « artisanes », les « ouvriers » au sens ancien du mot ; et ni les charbonnages, ni la métallurgie, ni la grande industrie textile ne bougent. De quel intérêt n’est pas ici le dépouillement que Thomas a pu faire des rapports des procureurs généraux (p. 90 sq) ! L’étonnement de ces magistrats est grand de voir la classe ouvrière « gangrenée de socialisme » (p. 95), malgré « l’incroyable élan de l’industrie ». Mais cette classe ouvrière, restée fidèle à ses croyances, est silencieuse pourtant. Elle sait qu’elle a contre elle non seulement une majorité de suffrages paysans et bourgeois, mais une force armée dont elle a éprouvé la brutalité aux journées de juin. Elle est garrottée enfin par les nécessités économiques qu’elle subit.

Mais sur quelles croyances vivait-elle ? Thomas a poussé plus loin ses investigations, ici, que M. Tchernoff. Il a trouvé dans les sociétés secrètes, que traquait la police, dans les manifestes qui se rédigeaient obscurément au fond des ateliers des survivances notables de babouvisme, de cabétisme, de blanquisme (p. 163 sq.). Le rôle de ces doctrines périmées a été d’entretenir les espérances prolétariennes, détromper l’impatience de l’attente, jusqu’à ce que pût s’élaborer, dans un milieu économique et politique transformé, une méthode et une doctrine nouvelle. L’étude de ce nouveau travail d’idées et d’organisation est la principale nouveauté du travail d’Albert Thomas. Ce qui grandit dans ces années d’irritation sourde, c’est un sentiment de classe infiniment plus éclairé, plus sûr de lui. La classe ouvrière, dans ces vingt années, se détache nettement du républicanisme bourgeois. En même temps, elle acquiert la sagesse nouvelle des vastes et lentes opérations enveloppantes, qui seules étreindront victorieusement l’adversaire. Sans doute, elle n’abandonne pas encore tout à fait la tactique blanquiste, qui lui assurera, aux jours de la Commune, un dernier succès partiel et illusoire. Mais déjà Blanqui lui-même apprend l’art de temporiser. En 1869 (p. 332), un temps,