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discussions furent passionnées ; les industriels ne craignirent pas de chercher, comme ils l’ont fait trop souvent, à affoler l’opinion publique, par des chiffres faux. Les manufacturiers, disait-on, avaient dû déjà réduire le salaire de 50.000 ouvriers. Ce fut, il est vrai, contre 3 et contre 4 voix, que les deux assemblées serviles adoptèrent le projet. Mais l’opposition du dehors persistait et même redoublait quand les conventions spéciales d’octobre et de novembre fixaient les tarifs.

Le renforcement que toute cette agitation des manufacturiers protectionnistes allait apporter à l’opposition cléricale ne laissait pas d’inquiéter L’Empereur.

En cette fin de 1860, il se trouvait dans une situation singulière. Il avait cru. à la faveur de son triomphe de 1856, pouvoir réaliser enfin ses desseins particuliers ; et il croyait assez à l’excellence des idées napoléoniennes, il avait assez de confiance dans la fécondité du libre-échange ou dans l’efficacité de l’intervention française à l’extérieur, pour ne point douter un instant de succès nouveaux et universellement acclamés qui assureraient sa dynastie. L’ardeur unitaire de l’Italie lui apprenait que les destinées des peuples ne se règlent pas sur les plans ténus des secrets diplomatiques ; et les poussées successives de la Révolution italienne déjouaient les combinaisons qu’il cherchait à en tirer pour rallier à lui tous les Français. L’opposition protectionniste venait d’accroitre les difficultés. Il avait conscience qu’il connaissait mieux que les industriels mêmes les intérêts généraux de l’industrie française ; il avait conscience qu’il servait vraiment ces intérêts matériels, dont il voulait être le constant défenseur. Mais à quoi bon les servir fidèlement, si ceux qui devaient être satisfaits de ces bienfaits ne les reconnaissaient pas, si au lieu d’acclamer le souverain, ils se tournaient contre lui, et protestaient même, sur un point au moins, contre son pouvoir absolu ?

M. de Grammont a écrit vers cette époque une phrase qui jette un jour singulier sur les préoccupations des conseils impériaux vers la fin de 1860 : « Le moment est venu pour l’Empereur, disait-il, de décharger sa personnalité du poids des mécontentements que sa politique doit nécessairement engendrer. Ce n’est pas un reproche que je fais, c’est un fait inévitable que je constate. L’Empereur ne peut ni satisfaire les réactionnaires, ni satisfaire les révolutionnaires. C’est la conséquence du rôle de modérateur qu’il a choisi ».

Quel aveu ! Quelle condamnation de la politique de mensonge et de duperie pratiquée par l’homme de décembre envers tous les proscrits, envers toutes les classes ! Comme le magicien de la légende, le politique intrigant qui prétendait évoquer tour à tour à son profit le propagandisme catholique et l’interventionnisme républicain, se trouvait débordé par ces forces énormes qu’il avait déchaînées sans trouver le mot fatidique qui devait les contenir. Sa personnalité n’était plus capable de supporter le poids de tous ces mécontentements. Ni les petites campagnes de la presse officieuse, ni