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Alors, le « doux entêté » qu’était l’Empereur usa, en matière économique, de ses secrets accoutumés. Michel Chevalier et Richard Cobden s’étaient rencontrés en 1859 ; les libre-échangistes français et les libre-échangistes anglais s’étaient entendus sur la nécessité d’un traité. C’était le moment où, plus que jamais, après la paix de Villafranca, l’Empereur avait besoin de l’appui de l’Angleterre. Les nécessités politiques, pensa-t-il, lui serviraient, au besoin, à justifier la révolution commerciale ; et d’un traité particulier, il ferait l’origine du nouveau système. Les affaires redevenaient prospères ; l’heure était favorable. Le Coup d’État économique fut décidé.

Le 5 janvier 1860, la France en fut avertie par une lettre de l’Empereur à son ministre des finances. Cette lettre contenait tout un programme : « Suppression des droits sur la laine et les cotons ; réduction successive sur les sucres et les cafés ; amélioration énergiquement poursuivie des voies de communication ; réduction des droits sur les canaux, et, par suite, abaissement général des frais de transports ; prêts à l’agriculture et à l’industrie ; suppression des prohibitions ; traités de commerce avec les puissances étrangères. Par ces mesures, disait l’Empereur, l’agriculture trouvera l’écoulement de ses produits ; l’industrie, affranchie d’entraves extérieures, aidée par le gouvernement, stimulée par la concurrence, luttera avantageusement avec les produits étrangers, et notre commerce, au lieu de languir, prendra un nouvel essor ». Les promesses d’aide, d’encouragement, devaient calmer les inquiétudes, atténuer les oppositions.

Le 23 janvier, la France apprit qu’un traité de commerce était signé avec l’Angleterre, que l’Angleterre adoptait résolument la politique libre-échangiste, que la France atténuait considérablement son protectionnisme. Les prohibitions étaient supprimées à l’égard des produits anglais et remplacées par des droits qui pouvaient représenter jusqu’à 25 0/0 ad valorem ; par contre nos produits obtenaient l’admission en franchise, à l’exception de ceux dont les similaires y étaient frappés de taxes intérieures.

Immédiatement, l’opposition protectionniste dénonça le Coup d’État, signala le désastre national qu’allait amener le nouveau régime. Les journaux officieux avaient beau prendre leurs précautions, atténuer le caractère de la réforme, rappeler la sollicitude du gouvernement. Ils ne parvinrent pas à calmer les protectionnistes loyalistes.

Lorsqu’au mois d’avril, incidemment, à propos d’un projet de loi qui dégrevait les matières premières de l’industrie textile, le Corps législatif fut saisi de la question, l’opposition protectionniste allait faire entendre aigrement sa voix. Pouyer-Quertier, nommé rapporteur, fit l’éloge du système où l’Empereur venait de faire une si large brèche, dit ses inquiétudes pour l’avenir de l’industrie ; puis, le 1er mai, dans une réunion d’industriels, il montra Cobden « travaillant à l’absorption par l’Angleterre de tout ce qui constitue la force et la vie des autres nations » et il accusa les négociateurs français de s’être laissé duper. Au Sénat, comme au Corps législatif, les