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et où les perfectionnements de l’outillage mécanique pouvaient permettre de défier les concurrences étrangères. Mais l’homme de décembre ne perdait jamais de vue l’affermissement de son pouvoir. À l’heure même où il comprenait si nettement les avantages de la politique libre-échangiste, il escomptait déjà la popularité qu’il en pouvait retirer, la reconnaissance d’une classe industrielle enrichie, la reconnaissance des masses populaires, pour le bon marché de la vie. La déception immédiate devait lui être assez cruelle.

On aurait cru qu’il la pressentait. Il n’était allé que prudemment d’abord, dans la voie libre-échangiste, malgré l’ardent désir de réaliser ses grandes idées, malgré le pouvoir dictatorial que lui avait donné, en matière de traités de commerce, le sénatus-consulte de 1852.

En 1853, année de disette, il avait suspendu quelque temps l’échelle mobile, permis la libre-entrée des grains ; et à la fin de la même année, il avait aussi abaissé les droits d’importation sur les bestiaux. De 1853 à 1856, une série de décrets abaissaient successivement les droits d’entrée sur un grand nombre de matières premières : houille, fer, fonte, acier, laine. En 1853, il demandait au Corps législatif la sanction de ces mesures ; et si le Corps législatif nommait le protectionniste déclaré Randoing comme rapporteur, il sanctionnait cependant à l’unanimité les mesures prises. L’Empereur pouvait se flatter de vaincre facilement les dernières résistances.

Aussi, lorsqu’au mois de juin de la même année, fort de ses triomphes militaires et diplomatiques, et s’autorisant de la prospérité industrielle nouvelle, il crut pouvoir proposer au Corps législatif le retrait de toutes les prohibitions, fut-il désagréablement surpris de l’opposition vigoureuse qui se manifesta. Hors du Corps législatif même, une résistance se dessina. Les procureurs généraux signalaient de l’inquiétude et même de l’agitation dans les villes manufacturières ; et celui de Douai (terreur suprême) notait que dans cette opposition, patrons et ouvriers marchaient d’accord. C’était la ruine de la politique impériale, qui tendait à isoler et même à opposer les classes comme les partis, afin qu’elles n’eussent de recours qu’auprès du pouvoir central et de confiance qu’en son intervention ! Le Nord, la Normandie lancèrent protestations sur protestations, pétitions sur pétitions. Cette fois, le gouvernement n’osa pas braver la résistance. Il retira son projet, mais en annonçant qu’une nouvelle loi était à l’étude. Le Moniteur annonça que la levée des prohibitions ne commencerait qu’à partir de juillet 1861 ; mais il fit entendre qu’elle aurait lieu : « L’industrie française, déclarait-il, prévenue des intentions bien arrêtées du gouvernement, aura tout le temps de se préparera un nouveau régime commercial ».

Silence de trois années : les affaires subissent une crise en 1857, et un ralentissement encore en 1859. L’effort du gouvernement se porte en 1859 sur l’agriculture seulement ; mais là, encore, il recule devant la résistance que soulève son projet de supprimer l’échelle mobile.