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Ils avaient pu s’apercevoir bientôt que leur œuvre ne serait pas facilement couronnée de succès. Deux mois après le Coup d’État, le procureur de la Cour d’appel du Var écrivait : « Certains ouvriers semblent inaccessibles au repentir ; il suffit soit d’un mot, soit d’un coup d’œil, pour en demeurer convaincu. C’étaient les sous-officiers habituels de l’émeute. La grâce ne pouvait sans danger s’étendre jusqu’à eux. Les paysans, au contraire, quoique depuis longtemps travaillés, pervertis par les prédications et la vie funeste des chambrées, conservent encore quelques-uns des bons sentiments de leur nature. C’était curable ».

Ce procureur ne raisonnait pas mal. Les campagnes, purgées de républicains militants, se montrèrent rapidement soumises à l’Empereur. Mais parmi les ouvriers, assemblés par leur travail, réunis à l’usine ou dans les petits ateliers, les idées républicaines et socialistes continuèrent de faire leur chemin, à travers les esprits. Si le gouvernement consultait ses statistiques, il pouvait apprendre encore que tous les hommes qu’il avait frappés ou persécutés, n’étaient pas en âge de disparaître, s’il ne les tuait point tout de suite. Sur ses 20.884 victimes, 2.226 seulement avaient plus de 50 ans ; 52 avaient moins de 10 ans ; 8.332 avaient de 21 à 30 ans ; 9.048 de 31 à 40 ans ; 5.373 de 41 à 50 ans. Les acquittés et les graciés, on pouvait en être sûr, n’oublieraient point. Et de fait, les vieilles corporations révolutionnaires, celles où l’on peut converser, tandis que la main agile accomplit sa tâche, celles qui avaient été le plus atteintes, les tailleurs, les cordonniers, redevinrent vite suspectes, et justement. Les ateliers de fonderies de machines et des chemins de fer étaient considérés comme le quartier général du socialisme. « Les sociétés secrètes, disait un magistrat, trouvent un cadre tout formé dans les affinités d’état et dans les ateliers de travail : ., puisque toujours elles commencent entre ouvriers qui travaillent côte à côte. »

Les renseignements, que l’on a commencé de réunir sur la propagande républicaine pendant ces années mauvaises, montrent l’importance du groupement corporatif dans cette propagande.

En Alsace, les petites brasseries de Strasbourg, tenues par des propriétaires à opinions radicales, et où la police pénétrait difficilement, étaient le siège de cercles où se réunissaient par groupes des milliers d’artisans et d’ouvriers. A Mulhouse, des associations ouvrières avaient gardé leurs cadres et conservé dans leurs rangs des républicains avérés. Dans le Midi, où la population agricole se trouve agglomérée et aime les longues conversations, sur les cagnards ou dans les petits cafés, les idées démocratiques persistaient. Dans le Centre, beaucoup d’hommes étaient encore pénétrés « du vieux levain démocratique et social ». A Limoges, où les idées socialistes avaient jeté de si profondes racines, les ouvriers continuaient leurs tentatives d’associations de production, fondant et refondant leurs sociétés, et recueillaient des secours pour les proscrits. A Lyon, à Saint-Étienne, les ouvriers gardaient leurs sentiments.