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régions industrielles, le fait est indéniable : secrètement, intimement, ils demeurèrent fidèles à leur idéal. Mais comment ? par quels efforts obstinés ? Car est il rien qui s’oblitère plus vite qu’une opinion, contrainte au silence, à l’inaction ? — Les catholiques le savent bien.

Pour ne point oublier, pour renouveler les souvenirs et ranimer l’espérance, les ouvriers républicains ne négligèrent aucune occasion. Ils eurent d’abord les enterrements, les grandes foules, silencieuses, recueillies, venant affirmer derrière un cercueil, qu’une pensée vivait encore, qui avait été celle du mort. Les enterrements républicains furent une inquiétude constante pour la police impériale. Quand la mère de Ledru-Rollin mourut, elle s’empara du corps, de grand matin et personne ne put le suivre au cimetière. Quand dans l’hiver de 1853, Armand Marrast expira, quelques amis purent suivre son cercueil ; aucun ne put parler sur sa tombe. Mais les précautions étaient vaines quand le peuple, coûte que coûte, voulait manifester sa fidélité aux souvenirs. Quand la femme de Raspail mourut, et bien que la nouvelle ne fût connue que depuis vingt-quatre heures, vingt-cinq-mille ouvriers vinrent rendre un dernier hommage à la femme de leur ami. Guettés par la police, ils marchèrent sans rien dire, et cet immense cortège silencieux impressionna. En 1855, encore, quand Lamennais mourut, la brutalité policière s’était donné libre jeu : une affiche avait annoncé que ses parents et exécuteurs testamentaires seraient seuls admis à le suivre au cimetière. En vain ! Lorsque le corbillard passa dans le faubourg Saint-Antoine, les ouvriers arrivèrent en masse pour grossir le cortège, et la police dut charger pour les refouler. Parfois, le gouvernement usait d’un autre moyen : il arguait du talent, de la renommée scientifique du savant ou du poète qui venait de mourir et lui faisait rendre des honneurs officiels. Des troupes entourèrent le corbillard qui emportait François Arago ou Béranger. Au besoin, les fusils auraient été relevés et chargés…

Mais si la foule ouvrière, soit à Paris, soit en province, manifestait ainsi sa fidélité à la République, c’est qu’elle continuait d’être secrètement travaillée, groupée, éduquée par d’obstinés propagandistes. Les procès, des souvenirs, quelques mémoires, donnent quelquefois de curieuses indications sur cette propagande secrète.

Des 1852, au lendemain même du Coup d’État, les magistrats, les procureurs chargés d’abattre le républicanisme avaient pu se rendre compte que les ouvriers, si cruellement décimés par les commissions, ne désarmeraient pas. C’étaient eux qu’ils avaient trouvé lors de la résistance au Coup d’État, dans les mairies insurrectionnelles ; c’était dans leurs sociétés corporatives, confondues avec leurs sociétés secrètes qu’ils avaient pu voir l’origine de toutes « les insurrections de décembre » ; c’étaient contre eux enfin que les commissions mixtes avaient reçu le plus de dénonciations.

Il y a, aux Archives nationales, sous la cote BB 30/424 un registre des plus curieux, contenant la copie de la statistique dressée au greffe des commissions