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six francs. Un banquier bibliophile paie 80 francs un exemplaire de la première édition.

Les bulletins de la « Commune révolutionnaire » et de la « Révolution », les deux groupes rivaux que les proscrits avaient fondés à Londres, circulaient partout en dépit de la police. La Lettre au peuple, émanée de la Commune révolutionnaire, signée de Félix Pyat, de Boichot, de Caussidière, fut introduite en fraude dans des colis de toutes espèces. Perquisitions, arrestations, poursuites, condamnations, rien n’y fît : les proscrits inondaient la France de leurs écrits. Le cabinet noir avait beau fonctionner : par des détours variés, la correspondance se poursuivait régulière. A un redoublement de rigueur on ripostait chaque fois par des moyens plus ingénieux. De 1852 à 1859, les relations des proscrits et des républicains de l’intérieur ne furent jamais interrompues un seul instant.

Ces derniers savaient pourtant ce qu’ils risquaient. Nous avons dit la vie du républicain sous l’Empire ; nous avons dit ce que pouvaient être ses journaux ; nous avons décrit l’action de la police. Nous n’avons pas besoin d’insister sur les difficultés de la propagande, disons plus : de la vie, sous ce régime de compression et de mensonge. Plusieurs en furent accablés, brisés. « Rien ne m’étonne, rien ne m’indigne désormais, écrivait Emile Souvestre ; il y a longtemps que j’ai dépassé les frontières du mépris et mon indignation est épuisée ». Il mourut bientôt et Mme Raune écrivait à l’occasion de sa mort : « Ces hommes, Lamennais, François Arago, Michel (de Rourges), Emile Souvestre ont été tués par le 2 Décembre. L’amertume qui débordait leur cœur m’en a assez appris ». La plupart, cependant, résistèrent, vécurent. « Jamais parti vaincu, a dit Beslay, n’a montré plus de fierté et de persévérance ». En dépit de l’administration et de la police, les républicains continuèrent de se voir, de se connaître, de se sentir les coudes, silencieusement, dans la foule anonyme et muette, où ils étaient confondus. Ils demeurèrent en éveil ; ils guettèrent les occasions ; surtout, ils formèrent de nouveaux combattants. Quand l’heure vint, tardive, tous étaient prêts : les anciens, fidèles, non découragés, les jeunes, formés par l’épreuve, ardents et résolus.

La misère de ceux qui souffraient pour la cause avait été une première occasion de se retrouver. Il fallait venir en aide, sans tarder, aux proscrits, à leurs familles restées en France. Michel Goudchaux, le banquier, l’ancien ministre des finances de la République, avait créé le comité de secours pour les proscrits. Mal secondé par Jules Simon, aidé seulement par Deroisin et par plusieurs ouvriers, il assuma la tâche, toujours pénible, de recueillir de l’argent. Ses lettres à Schœlcher, récemment citées par M. Tchernoff, marquent ce qu’il dut endurer. « Dès que j’entreverrai la possibilité d’augmenter le mensuel, lui écrivait-il, par exemple, le 15 août 1852, je le ferai, soyez-en sûr, mon cher Schœlcher, car mon cœur saigne à toutes les misères que vous avez sous les yeux et que je vois parfaitement d’ici ; ce sur quoi vous