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Auprès d’eux, pendant deux ans, Ribeyrolles, l’ancien rédacteur en chef de la Réforme, rédige l’Homme, que tous les proscrits lisent avec avidité.

Cependant, Challemel-Lacour, Madier de Montjau, Emile Deschanel, Pascal Duprat, Versigny vivent en Belgique de conférences ou de leçons. A Bruxelles encore le député ouvrier, le réformateur du compagnonnage, Agricol Perdiguier, Avignonnais-la-Vertu, donne des leçons de trait.

Marc Dufraisse,l’un des premiers propagandistes de l’Association ouvrière, le collaborateur de Proudhon au Peuple, enseigne à l’École Polytechnique de Zurich. Edgar Quinet, las de la surveillance belge, a dû se réfugier près du Léman, dans la solitude de Veytaux. et de là suit attentivement l’évolution démocratique. Charras, le clairvoyant et le courageux, se dépense en vain pour rapprocher et réunir ces forces éparses.

Tous travaillent, pour vivre, matériellement, mais aussi pour se soutenir moralement, contre l’ennui, contre les découragements de l’exil. C’est qu’ils n’oublient point. Ils veulent lutter encore, aider ceux qui n’ont pas été chassés de France, collaborer avec eux au renversement du tyran, au rétablissement de la liberté. Longtemps, ils croient que c’est chose facile, que le régime établi en décembre « ne durera qu’un jour ». Jules Favre même, qui est sur les lieux, l’a proclamé. Si la presse est muselée en France, eux du moins, ils pourront écrire : ils rappelleront à leurs concitoyens et ils diront à l’Europe quels crimes ont été commis en décembre. Pascal Duprat, Ribeyrolles, Schœlcher décrivent ces journées lugubres, découvrent les cruautés commises. Victor Hugo dit l’ignominie du criminel. Marc Dufraisse, le juriste, fixe la punition légale du forfait. Vésinier, Magen révèlent les orgies des nuits de Saint-Cloud. Félix Pyat demande vengeance et excite au tyrannicide. Et dans les journaux, dans le Proscrit, dans la Voix du Proscrit (ensuite), partout la même lutte se poursuit.

Mais il faut que toutes ces publications pénètrent en France ; il faut qu’elles puissent parvenir au peuple. En dépit des dispositions prises contre la contrebande littéraire, journaux, brochures, livres passent les frontières et inondent le pays. Les rapports des préfets du Nord signalent constamment leur introduction par la Belgique. « Lorsque les fraudeurs arrivent à franchir la ligne de surveillance de douane du côté de Tourcoing et Roubaix, écrit un de ces fonctionnaires dans son rapport du 10 juillet 1832, des envois se font à Paris, par petits paquets, non par Lille, mais par les petites stations permettant de tromper plus facilement toute surveillance. » A Lille, au cours d’une perquisition faite chez la femme d’un proscrit, on trouve 3.000 exemplaires de brochures républicaines, des Trois maréchaux de Charras, ou de Napoléon-le-Petit. La colonie de Jersey fait pénétrer ses manifestes par la Gironde et par la Manche. Pendant ces premières années de l’Empire, Napoléon-le-Petit surtout trouble le sommeil de tous les préfets. Le préfet du Nord ne peut l’arrêter au passage. Celui de l’Ain annonce au gouvernement qu’il circule dans tous les ateliers de Lyon. Devenu rare, il se vend