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d’accepter en bloc le programme du fougueux abbé breton, où soufflait un âpre vent de liberté.

Au moment où la révolution éclata, Lamennais cependant avait déjà groupé autour de lui un noyau de jeunes gens las d’étouffer dans l’atmosphère raréfiée de la politique absolutiste et impatients de vivre et d’agir, Lacordaire, Rohbacher, Gerbet, Montalembert, Salinis, F. de Mérode, Harel de Tancrel, tentaient de réconcilier le siècle et l’Église. Le siècle voulait la liberté, il fallait que l’Église s’accommodât de ce milieu nouveau et employât à sa propagande les moyens de la liberté. Ils proposaient le libéralisme américain en exemple et demandaient, au nom de la liberté du commerce et de l’industrie, que l’enseignement fût « une marchandise comme les autres ».

On sait avec quelle rapidité avait été modifiée, le 6 août, la charte proposée à l’acceptation du duc d’Orléans ; elle a justement pris dans l’histoire le nom de « charte bâclée ». Lafayette, dont les étourderies séniles pèsent lourdement sur les premiers jours de cette révolution, et d’ailleurs entiché d’américanisme, avait promis, dans une proclamation aux Parisiens, toutes les libertés, y compris la liberté d’enseignement. Lorsqu’à la Chambre la charte avait été remaniée, Bérard avait proposé que la liberté d’enseignement figurât dans le projet d’adresse parmi les réformes que le nouveau règne devait accomplir. C’est ainsi que la charte, par un article additionnel, promit une « loi sur l’instruction publique et la liberté d’enseignement. »

C’est de l’introduction pour ainsi dire subreptice de cette formule, en tout cas hâtive et irréfléchie, sans même qu’une discussion s’instituât sur la signification du mot et les conditions de la chose, que s’autorisèrent les cléricaux pour se poser en hommes de progrès et de liberté, et pour accuser le pouvoir de manquer aux promesses de la charte. Les ministres du nouveau roi sentaient bien que la liberté de l’enseignement n’était rien moins que le monopole de fait des congrégations enseignantes substitué au droit et au devoir de l’État en matière d’enseignement public. Aussi, dès le 16 octobre 1830, une ordonnance royale annonçait « des mesures propres à hâter les progrès et l’amélioration de l’instruction élémentaire dans toutes les communes de France, l’emploi des meilleures méthodes d’enseignement, le prompt établissement des Écoles normales. »

On saisit ici sur le vif l’infirmité du principe libéral négatif, qui consiste non à procurer à tous les citoyens les moyens de leur liberté, mais à les supposer libres, en dépit des inégalités de condition et de culture qui subordonnent les pauvres et les ignorants aux détenteurs de la richesse et du savoir. Que pouvaient en effet répondre valablement les libéraux qui, au nom de leurs principes d’abstention de l’État, au nom de la liberté du travail, enchaînaient des enfants de six ans quatorze heures par jour dans leurs manufactures, que pouvaient-ils répondre aux cléricaux demandant l’application de ce principe à l’instruction publique ?

Battue sur le terrain de la logique, la bourgeoisie libérale dut, comme nous le verrons plus loin, capituler non sur l’essentiel même du principe, mais sur quantité