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l’action pour la conquête de l’avenir dans le culte de la beauté, du savoir et de la justice, les tenants de l’autorité et de la tradition étaient travaillés eux-mêmes par ce renouveau humain, tels les vins emprisonnés dans les celliers entrant en fermentation dès que le soleil fleurit les vignes. Un jeune prêtre de foi ardente et de pensée audacieuse, Lamennais, exprima le premier ce mouvement, qui a eu sur notre histoire sociale des conséquences trop graves, et qui durent encore, pour que nous nous bornions ici à en noter rapidement les débuts.

Lamennais était une nature inquiète de certitude et éprise de logique. Le clergé avait continué d’être sous la Restauration le corps de fonctionnaires qu’il avait été sous l’Empire. D’avoir vu ce clergé conquérir, avec le retour des Bourbons, la première place dans l’État et employer la force publique pour asseoir sa domination, cela n’avait pas satisfait l’abbé de Lamennais, au contraire. Il avait constaté que la puissance politique des prêtres était en raison inverse de leur autorité morale. Et c’est la conquête des âmes, la domination des esprits qui lui importait surtout.

Bien plus par sentiment religieux sincère et profond que par la crainte de voir s’effondrer la domination des prêtres, Lamennais sentait combien était précaire la puissance cléricale, et que de ce fait la religion était en péril. Dès 1817 il avait, dans son Essai sur l’Indifférence, jeté un premier cri d’alarme. Sa pensée s’était précisée, à la veille même de la révolution de 1830, dans les Progrès de la Révolution et de la guerre contre l’Église, ouvrage qui lui valut les censures de l’autorité ecclésiastique. Selon lui, le salut pour l’Église était dans la domination spirituelle, et non dans l’attribution aux églises nationales d’une part de l’autorité temporelle. Il répudiait donc à la fois l’église gallicane et l’ingérence du clergé dans la politique.

Les journées de juillet et leurs conséquences furent une illustration éclatante de sa thèse. Le clergé français, qui avait été le plus ferme soutien de la monarchie déchue, perdit soudain tout pouvoir et toute influence ; il ne dut son salut qu’à la force de l’habitude, aux sentiments foncièrement conservateurs des nouveaux maîtres du pays et à la souplesse avec laquelle il se plia au régime nouveau. Les prêtres étaient redevenus des fonctionnaires effacés et passifs, et cette attitude ne leur avait pas donné l’autorité morale qui eût pu compenser la perte de leur influence politique. D’autre part, Lamennais avait bien aperçu que, selon l’expression de M. Thureau-Dangin, « l’irréligion avait alors ce caractère d’être plus bourgeoise encore que populaire ». Il fallait donc aller au peuple si on voulait sauver l’Église.

Des 1829, dans son livre sur les Progrès de la Révolution, sans arrière-pensée d’habileté et uniquement conséquent avec sa pensée, Lamennais avait invité les catholiques à cesser d’être les champions de l’autorité et de la contrainte, et à demander la liberté, à ne demander rien que la liberté : liberté de conscience, liberté de la presse, liberté d’association, liberté de l’enseignement. Les catholiques, alors en guerre contre l’Université, étaient, certes, partisans d’une liberté de l’enseignement qui ne pouvait profiter qu’aux collèges des jésuites, mais il leur semblait impossible