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d’humanité dont il valait mieux ne pas se souvenir à présent que la lumière était revenue.

Mais l’histoire ne se laisse pas amputer ainsi de tout un millénaire. La jeunesse pensante de 1830 sentait bien que la France n’était pas née en 1789, qu’elle n’était pas une terre barbare avant que les humanistes du XVIe siècle lui rapportassent les cendres du flambeau qui d’Athènes et de Rome avait rayonné sur le monde. Sans repousser cette précieuse et immortelle beauté des formes et des pensées émanée du Parthénon et de l’œuvre de Platon, elle se refusait à méconnaître plus longtemps le vigoureux et rude effort de la pensée nationale, les gauches et ardentes aspirations de l’art national, les naïves et pénétrantes poésies des conteurs qui formèrent notre langue, le génie des maçons anonymes qui construisirent nos cathédrales et nos hôtels de ville.

D’autre part, avec toute l’injustice du triomphe, les classiques avaient rejeté dans la nuit du moyen âge ceux-là mêmes qui leur avaient permis de triompher. En se datant de Malherbe, ils oubliaient les vrais révolutionnaires et s’installaient en conservateurs pourvus des biens dont ils refusent d’avouer l’origine. Ils supprimaient Ronsard et toute la pléiade, et ils abolissaient Rabelais, réduit aux proportions d’un farceur des temps barbares. Voltaire, dont le regard cependant ne craint pas de s’aventurer au delà des frontières, traite Shakespeare de « sauvage ivre », et Ducis fait encore scandale quand il se risque à transcrire en traits atténués et en couleur anémique les puissantes fresques du grand Anglais.

Les victoires de Napoléon avaient reconstitué un instant le domaine des Césars et de Charlemagne. Paris avait succédé à Rome comme capitale de l’empire d’Occident ; le Saint-Empire romain avait sanctionné l’hégémonie française en donnant une de ses filles au César moderne, comme d’ailleurs il en avait donné une au dernier Capétien. Le parti libéral et le parti républicain avaient attiré à eux les rayons de toute cette gloire, et leur amour de l’art classique, si bas qu’en fussent alors tombées les productions avec les Baour-Lormian et autres Népomucène Lemercier, faisait partie de l’orgueil qu’ils avaient d’être le peuple qui, à lui seul, avait fait de si grandes choses et, ajoutons-le vite, avait été l’instituteur révolutionnaire de l’Europe.

Au mérite d’être remonté aux sources vivaces et encore fécondes de notre histoire nationale, le romantisme en ajoutait un autre. Il n’avait pas seulement exploré le temps ; pour raviver notre trésor d’impressions et d’émotions, il avait franchi nos frontières et revivifié notre génie national de la sève neuve, abondante et originale des génies exotiques. Et, en somme, ce n’était que reprendre notre bien. Schiller et Byron ont chanté la nature et la liberté. Mais qui donc furent leurs maîtres ? Rousseau, qui fit aimer la nature, et Voltaire, la liberté. Méconnaître ces vérités, et les plus démocrates les méconnurent le plus, c’était mériter l’apostrophe goguenarde de Victor Hugo : « Un classique jacobin, disait-il ; un bonnet rouge sur une perruque. » À force de génie, Victor Hugo sut contraindre le jacobin à jeter bas sa perruque.