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reposait cette patience en 1830. Les ouvriers avaient si peu le sentiment de leur valeur, de leur dignité, de leur destin futur, que Martin Nadaud pourra dire qu’en ce temps on les méprisait généralement : « À Paris, écrit-il, on ne nous témoignait guère plus d’égards lorsqu’on nous voyait attroupés le soir, à la porte de nos garnis, ou couverts de plâtre à la sortie de nos chantiers. » Mais, ajoute-t-il, « ce qui était moins excusable, ou plutôt ce qui ne l’était pas du tout, c’est la critique que faisaient de nous certains bourgeois de la Creuse, à notre retour : « Voilà nos députés d’hiver qui arrivent avec de plus beaux habits que les nôtres ! » Puis les rires moqueurs de ce beau monde d’ignorants et de crétins, qui croyaient à la servitude éternelle de la grande masse ouvrière, devenaient ou bruyants ou cyniques. »

Comment les ouvriers auraient-ils cru en eux-mêmes, écrasés ainsi non seulement sous le poids de leur détresse, mais encore sous celui de l’insouciance générale et même du mépris. Nous avons pu cependant noter quelques heureux symptômes d’un réveil prochain. En voici encore un. À Lille même, sombre ville de détresse, les ouvriers qui s’enrôlent dans les sociétés de secours mutuels et préludent ainsi à l’organisation de classe, sont nombreux. Mais, observe Villermé, « on conçoit combien une semblable organisation rend la coalition facile ; c’est sans doute ce qui a presque toujours en France empêché l’autorité de favoriser les sociétés dont il s’agit. On est frappé des inconvénients qu’elles peuvent avoir, et non de leurs avantages ».

On le voit par ce trait final, s’il y eut en France un gouvernement, un régime de classe, c’est bien celui dont nous avons entrepris l’histoire. Impressionné par la critique sociale des saint-simoniens, Victor Hugo, écrit, dans son Journal d’un révolutionnaire de 1830, qu’il ne peut y avoir « rien que de factice, d’artificiel et de plâtré dans un ordre de choses où les inégalités sociales contrarient les inégalités naturelles ». Il croit trouver « l’équilibre parfait de la société » dans « la superposition immédiate de ces deux inégalités ». Nous verrons que, pour avoir cherché cet équilibre dans la réalisation de la démocratie, les travailleurs ont plus sûrement obéi à la loi de l’histoire et plus sûrement servi leurs destins.



CHAPITRE VII


LA RÉVOLUTION DES IDÉES


Le romantisme vis-à-vis du mouvement politique. — Les préfaces-manifestes de Victor Hugo. — Conservatisme littéraire des libéraux et des républicains. — La rénovation philosophique et sociale. — Saint-Simon et ses élèves : Augustin Thierry et Auguste Comte. — Lamennais et sa doctrine de la liberté. — Montalembert n’en retient que la liberté d’enseignement. — Le parti qu’en tirent les cléricaux. — La révolution dans la science : Geoffroy Saint-Hilaire et Gœthe contre Cuvier.


La bataille des rues a été précédée, annoncée, ici comme partout et toujours, par la bataille des idées. Toutes proportions gardées, les journées de Juillet ont