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la grande industrie pour s’adonner à ce vice funeste. L’intendant de la généralité de Flandre disait déjà en effet, dans un mémoire, en 1698 : « Ils sont exacts à la messe et au sermon, le tout sans préjudice du cabaret, qui est leur passion dominante. »

Los auteurs socialistes ont accusé le régime capitaliste d’avoir poussé les ouvrières à droguer leurs nourrissons afin de pouvoir aller travailler à la manufacture. Selon Villermé, à Lille c’est pour tout autre chose que le travail qu’on empoisonne les enfants de ce stupéfiant nommé dormant. « Je me suis assuré chez les pharmaciens qui vendent ces dormants, dit-il, que les femmes d’ouvriers en achètent surtout les dimanches, les lundis et les jours de fête, lorsqu’elles veulent rester longtemps au cabaret et laisser leurs enfants aux logis. » Soit. Mais pour n’être pas toujours aussi directe qu’on l’a dit, le patronat n’en porte pas moins la responsabilité d’avoir contribué à développer la démoralisation qu’un tel fait accuse.

Les mœurs des tisserands de Roubaix sont meilleures, sauf ceux qui travaillent dans les grands ateliers. À Rouen, l’alcoolisme n’a pas encore pris le développement qui fait aujourd’hui pousser un universel cri d’alarme, aussi la santé des ouvriers en 1830 y est-elle bien meilleure que celle des ouvriers du Nord. À Reims, les ouvriers sont incités à la boisson par le désœuvrement forcé qui résulte de la journée perdue le lundi à la remise en marche des moteurs à vapeur. Les ouvriers de Sedan sont sobres autant que laborieux. Dans le Midi également et, malgré les misérables salaires que j’ai dit, les ouvrières en soie du Gard et de la vallée du Rhône, plus particulièrement celles du Vivarais et des Cévennes, trouvent moyen de faire des épargnes.

Une débauche en appelle une autre. La promiscuité des sexes, de jour et de nuit, dans l’atelier et dans le logis trop étroit, n’est pas une école de retenue. Les ouvrières de Saint-Quentin, les imprimeuses de Mulhouse acquièrent à cette époque une fâcheuse renommée. « À Reims, dit Villermé, quand une jeune ouvrière quitte son travail le soir avant l’heure de la sortie générale, on dit qu’elle va faire son cinquième quart de journée. Ce mot peut faire sourire, mais on éprouve un sentiment pénible à voir de très jeunes filles, dont la taille n’annonce pas plus de douze à treize ans, s’offrir le soir aux passants. » Il affirme que sur cent enfants au-dessous de quinze ans qui n’ont pas d’autre moyen d’existence que la prostitution, dix ou douze n’ont pas atteint leur douzième année. Parent-Duchâtelet constate de son côté que la ville de Reims fournit à la prostitution un contingent plus fort que celui de toutes les autres villes.

Cette prostitution-là n’est pas un produit direct du vice, engendré indirectement par la misère, mais bien un produit direct de la misère. Eugène Buret le voit bien lorsqu’il déclare que « la prostitution est pour les jeunes filles pauvres à peu près ce qu’est le vagabondage pour les jeunes gens », et lorsqu’il ajoute : « La femme… est dans une condition économique moins favorable encore que l’homme ; si les travaux auxquels on l’applique le plus ordinairement sont moins pénibles et