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retenir plus tard sans augmentation de salaire lors des hausses dans le prix de la main-d’œuvre ou pour lui donner à exécuter de mauvaises pièces qu’un ouvrier libre refuserait ».

Précurseur du truck system, ou paiement en nature par le magasin patronal, que les patrons français importeront bientôt d’Angleterre, le système des avances inscrites au livret sévit avec intensité dans tous les pays de manufacture, et plus particulièrement à Sainte-Marie-aux-Mines, à Reims et à Amiens. Et c’est bien à ce moment que sévit dans toute sa rigidité la loi d’airain des salaires, modifiée, entravée et parfois annulée depuis par les lois démocratiques, et surtout par l’effort conscient des travailleurs organisés sur le terrain politique et corporatif.

Mais, dit Villermé, lorsqu’en 1830 on parle aux ouvriers de Reims d’ordre et d’économie, ce qui est en somme passablement ironique si l’on considère le taux des salaires et celui des besoins les plus essentiels toujours insatisfaits, « ils répondent que le commerce seul les fait travailler et vivre, que pour le faire aller il faut dépenser de l’argent, que l’hôpital n’a pas été fondé pour rien, et que s’ils voulaient tous faire des épargnes, être bien logés, bien vêtus, les maîtres diminueraient le salaire, et qu’ils seraient également misérables ».

Certains patrons d’Alsace, cependant, s’émeuvent de la situation faite aux serfs de l’industrie et, sachant qu’en eux tout ressort est brisé par la misère et le sentiment de son éternité, tentent d’adoucir leur sort. « Ainsi, nous dit Villermé, à Guebwiller, chez M. Nicolas Schlumberger, la journée de travail est moins longue qu’ailleurs d’une heure et demie. On y a soin, en outre, pour faire passer chaque jour tous les enfants à l’école sans nuire à la fabrication, d’en avoir, proportions gardées, un plus grand nombre que dans les autres filatures. De cette manière, on varie les attitudes de ces petits ouvriers, leurs exercices, les objets de leur attention ; on les repose du travail de l’atelier, et par conséquent on sert à la fois leur santé et leur instruction. »

À Mulhouse, le manufacturier Kœchlin inaugure le système des maisons ouvrières pour trente-six ménages ; le prix du loyer, moindre de moitié des prix ordinaires, est retenu sur la quinzaine. Villermé convient que ce système place l’ouvrier sous la dépendance du patron. Mais il considère que cette dépendance aura « nécessairement pour résultat de rendre l’ouvrier plus prévoyant, plus moral, et d’améliorer sa situation matérielle ». On sait ce que, depuis, d’autres employeurs ont fait d’un système que Kœchlin avait surtout conçu dans l’intérêt des ouvriers, et comment il est devenu un moyen de servitude économique, religieuse et politique qui dure encore aujourd’hui dans certains centres industriels. Mais, à l’époque et pour les manufactures dont nous parlons, Villermé constate que les ouvriers sont « mieux portants, moins déguenillés, plus propres enfin, surtout les enfants, que dans les manufactures de Thann et de Mulhouse ».

Presque partout, les ouvriers oublient leur misère au cabaret. En Alsace, où l’on boit moins que dans le Nord, ce sont surtout les gens étrangers au pays qui s’adonnent à l’ivrognerie. Le Nord n’avait pas attendu d’ailleurs la formation de