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jeunes filles très pâles, dont deux très contrefaites, qui servaient chacune de moteur pour tourner les dévidoirs. » Mais, ajoute-t-il, « cette profession est le refuge des plus faibles. » Il parle aussi « du mauvais état de santé de beaucoup d’entre elles et de l’odeur repoussante, sui generis, qui s’attache à leurs vêtements, infecte les ateliers et frappe tous ceux qui les approchent. Au travail s’ajoute encore la douleur qu’il cause, par la sensibilité qu’acquiert le bout des doigts plongé à chaque instant dans l’eau bouillante ou presque bouillante des bassines ». Toutes ces tortures pour 18 sous par jour, « bon salaire moyen ». Quant aux femmes infirmes et aux jeunes filles, elles doivent se contenter de 8 à 14 sous.

Les logements de ces malheureux, même ceux où l’on ne travaille pas, ne sont pas faits pour adoucir leurs tortures ni pour leur procurer un repos qui permette d’affronter mieux celles du lendemain. Les ouvriers en laine de Lodève, dans une contrée d’air et de lumière, peuplent les rues étroites de la ville, entassés par familles de cinq à six personnes dans une chambre au rez-de-chaussée, humide, mal éclairée, mal aérée, ou bien dans « des espèces de greniers trop froids pendant l’hiver, et surtout trop chauds pendant l’été ».

Dans la montagne vosgienne, près de Sainte-Marie-aux-Mines, les tisseurs et dévideurs « sont maigres, chétifs, scrofuleux, ainsi que leurs femmes et leurs enfants ». Dans ces vallons étroits et humides, rarement visités du soleil, toute une population se dégrade et s’étiole. À Dornach, à Mulhouse, il n’est pas rare de voir deux familles entassées dans une chambre de trois à quatre mètres de côté. Les lits sont formés de « paille jetée sur le carreau et retenue par deux planches ». Un grabat de cette sorte, recouvert de lambeaux de couverture et souvent, dit Villermé, d’« une espèce de matelas de plume, d’une saleté dégoûtante, sert à toute une famille ».

S’étonne-t-on, après cela, qu’au tirage au sort de 1823, le contingent du Haut-Rhin fournisse les conscrits de la plus petite taille des dix départements de l’Est, après avoir occupé le troisième rang au recrutement de 1810, et que, parmi les contingents des cinq classes de 1824 à 1828, ce département offre la plus grande proportion de conscrits réformés pour défaut de taille !

À l’autre extrémité de la France, à Nantes, voici, selon le docteur Guépin, le logis de l’ouvrier : « Entrez en baissant la tête dans un de ces cloaques ouverts sur la rue et situés au-dessous de son niveau : l’air y est froid et humide comme dans une cave ; les pieds glissent sur le sol malpropre, et l’on craint de tomber dans la fange. De chaque côté de l’allée, qui est en pente, et par suite au-dessous du sol, il y a une chambre sombre, grande, glaciale, dont les murs suintent une eau sale, et qui ne reçoit l’air que par une méchante fenêtre trop petite pour donner passage à la lumière, et trop mauvaise pour bien clore. Poussez la porte et entrez plus avant si l’air fétide ne vous fait pas reculer ; mais prenez garde, car le sol inégal n’est ni pavé ni carrelé, ou au moins les carreaux sont recouverts d’une si grande épaisseur de crasse, qu’il est impossible de les voir. Ici deux ou trois lits raccommodée avec de la ficelle qui n’a pas bien résisté : ils sont vermoulus et penchés sur leurs