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du discours… de M. de Saint-Marceau, maire de cette ville : « Avant 1789, l’ouvrier de Reims était excessivement malheureux, et ne gagnait que 6 à 12 sous par jour. Mal nourri, mal vêtu, il n’osait se montrer les jours de dimanche et de fête. »

De quel abîme de servitude, d’abjection et de détresse émerge-t-elle donc cette malheureuse classe ouvrière, pour trouver relativement douce, lorsqu’elle remonte dans ses souvenirs, la situation qui lui est faite en 1830 !

De l’aveu des auteurs féodaux et catholiques eux-mêmes, d’ailleurs, et l’on sait s’ils sont intéressés à dénigrer le système mercantile et industriel moderne au profit du système d’agriculture patriarcale et féodale du passé, le développement industriel n’a pas créé le paupérisme. Villeneuve de Bargemontabeau nous dire que « le paupérisme marche toujours en raison de l’agglomération et de l’accroissement de la classe ouvrière », il est bien forcé d’avouer « qu’au moment de la révolution de juillet, il existait dans le royaume un nombre de mendiants moindre qu’avant 1789. »

Pecqueur, de son côté, dans les Améliorations matérielles, constate que la création de fabriques dans les campagnes y fait disparaître la mendicité. Le système mercantile et industriel, en se substituant au système féodal et agricole, n’a donc pas créé le paupérisme. Mais, selon les écrivains qui regrettent le passé, voici pourquoi le paupérisme du régime moderne est moins supportable, donc plus douloureux, que l’indigence de l’ancien régime :

D’une part, nous dit Villeneuve-Bargemont, il n’existe plus pour les indigents « de ces aumônes abondantes qui pouvaient peut-être faire naître des mendiants, mais qui du moins les nourrissaient, ainsi que le remarque un profond publiciste (M. de Bonald). D’autre part, la plus grande partie de la classe ouvrière ne tombe dans l’état d’indigence que dans les moments où une crise de surproduction vient arrêter tout travail. Ces alternatives de surtravail et de chômage, cette incertitude constante du lendemain rendent nécessairement les ouvriers mécontents de leur sort. »

Voilà, en effet, les deux caractéristiques de la situation nouvelle faite aux producteurs par le monde moderne et les principes qui s’en déduisent : Le patron, l’entrepreneur, se considère comme un acheteur de travail vis-à-vis de l’ouvrier. Le prix de ce travail est soumis à la loi de l’offre et de la demande. Tant pis pour qui n’obtient pas de son travail un prix suffisant. Et pourquoi donc le patron paierait-il trente sous le travail qu’il peut acheter pour vingt sous ? Son devoir envers l’ouvrier n’est point de veiller sur sa santé, sa moralité, son existence, de le secourir en cas de péril, de le soigner en cas de maladie : Toutes ces obligations féodales, tous ces devoirs chrétiens, (d’ailleurs si rarement, et si imparfaitement, et si superficiellement remplis par les maîtres d’ancien régime), le patron moderne y est soustrait par la nature même des choses.

Il s’entend bien que ces rapports nouveaux ne sont que théoriquement exacts ; en fait, le patron imitera de son mieux le seigneur féodal, tout au moins quant aux droits que celui-ci possédait sur ses vassaux : pour ce qui est des devoirs et obliga-