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La production agricole, dont le développement est forcément moins rapide, a néanmoins pris part à cet essor. « La France produit trop ! s’écrie Ch. Dupin l’agriculture de la France est une agriculture trop productive !… Déjà nous avons cinq millions de bêtes à laine et 400.000 chevaux de plus qu’à l’instant où l’ennemi s’établissait comme à demeure sur notre territoire. » Et pourtant, par l’inégale répartition de cet excédent, il est des contrées, le pays de Caux et le Calvados, « où le paysan n’a pas assez de grands animaux domestiques pour empêcher que les femmes ne s’emploient comme bêtes de somme ou de trait. »

Somme toute, la France s’enrichit. Des chiffres communiqués par l’administration du timbre, il résulte que les familles françaises augmentent leurs meubles, leur vaisselle, leurs bijoux d’argent et d’or, pour vingt millions de francs par année. Cette indication nous renseigne immédiatement, et nous savons par elle que la France qui s’enrichit, ce n’est pas la totalité de la famille nationale, mais la minorité privilégiée.

« La richesse et ses avantages, dit Villermé dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, sont moins que jamais parmi nous le privilège exclusif d’une seule classe : mais tout le monde y prétend aujourd’hui, et pour cette raison les pauvres se regardent comme plus malheureux que jadis, bien qu’en réalité leur condition soit meilleure. » Soit, mais les faits mis au jour par sa magistrale enquête vont nous prouver que les pauvres n’ont pas profité dans la même mesure que les riches du développement économique de cette époque entre toutes remarquables, et que, trop souvent, ces progrès, d’ailleurs si justement vantés, se sont tournés contre ceux-là mêmes qui en étaient les metteurs en œuvre.

Au moment de sa première apparition dans l’histoire sociale et politique, quelle est la situation de la classe ouvrière ? Tous les écrivains s’accordent à la déclarer atroce, insupportable. Qu’il s’agisse de Villeneuve de Bargemont, royaliste et catholique, ou du baron de Morogues, qui déclare n’avoir aucune attache avec le parti féodal, qu’il s’agisse de Villermé lui-même ou d’Eugène Buret, enquêteurs résolus à rapporter loyalement ce qu’ils ont aperçu dans les bas-fonds d’extrême misère où ils ont plongé, l’unanimité est absolue : l’histoire ouvrière, dans la première moitié du XIXe siècle, est un martyrologe.

Il y a eu une misère pire, cependant, que celle dont nous allons indiquer quelques traits. Écoutons ce que quelques vieillards dirent à Villermé sur l’état de la fabrique avant 1789 :

« Il y a cinquante ans, les ouvriers en laine de Reims étaient, comme ceux des autres professions, dans une déplorable indigence. Les plus aisés d’alors, entassés dans des chambres étroites, mal nourris, mal vêtus, paraîtraient bien pauvres aujourd’hui. On citait ceux qui mangeaient une fois par semaine de la viande et de la soupe grasse, on enviait leur sort, et actuellement tout ouvrier qui n’est pas dans la misère en mange au moins deux fois. Enfin, la santé de l’ancien ouvrier rémois n’était pas aussi bonne, en général, que nous la voyons de nos jours. » Ce tableau de l’ancien état de misère des ouvriers de Reims est encore rembruni par une phrase