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« Par les calculs que j’ai faits sur une liste électorale qui relatait l’âge des électeurs (censitaires naturellement, donc bourgeois,) j’ai trouvé que la moitié des électeurs a passé l’âge de 55 ans… Dès aujourd’hui, les 54.000 électeurs de la France croissante (lisez : libérale) sont appuyés par une masse supérieure à 28.300.000 individus, et les 46.000 électeurs de la France expirante (lisez : conservatrice, à regrets féodaux) sont appuyés sur une masse inférieure à 3.063.000 vieillards. »

La précision méticuleuse de cette fantaisie statistique peut faire sourire, mais on n’y voit pas moins en chiffres saisissants le monde moderne se délivrant victorieusement des entraves du passé. Et l’assentiment des foules non votantes, du troupeau passif n’est pas gratuitement supposé. La vieille France n’avait plus pour elle que les regrets impuissants d’une minorité de vieillards.

La crise économique qui avait éclaté en 1827 tirait à sa fin lorsque la révolution de juillet vint la réveiller et la prolonger. Cependant on peut dire que le prolétariat, plus que la bourgeoisie, même moyenne, supporta le poids de cette dure épreuve. La preuve en est dans ce fait que le rejet de la pétition dont il a été parlé plus haut ne passionna nullement la boutique, encore toute chaude des barricades. Déjà, le 29 septembre, Persil avait pu faire rejeter un projet analogue, donnant la garantie de l’État jusqu’à concurrence de soixante millions aux prêts et avances sur marchandises et effets de commerce. Il avait même pu adresser ces paroles plutôt dures à la classe moyenne, encore enfiévrée de sa victoire :

Les gens paisibles, les bons citoyens, les négociants s’inquiètent ; au lieu de s’occuper à la Bourse de spéculations commerciales qu’ils souhaitent pouvoir confier à l’avenir, ils passent leur temps à signer des pétitions contre les clubs. »

Ces « bons citoyens » en question n’avaient pas attendu d’avoir fermé les clubs de leur main pour se remettre aux affaires. Dès le 19 septembre, en effet, les journaux signalent une reprise du mouvement industriel. Il se fait au Havre d’importantes ventes de coton pour alimenter les filatures de la région rouennaise. L’agitation causée par les ordonnances de juillet avait suspendu tous les travaux dans les fabriques de Lyon. Ils furent vite repris. « Ce qui rend la situation de nos fabriques peu inquiétante, dit le Précurseur, c’est qu’il n’y a sur place que très peu de marchandises fabriquées. »

Le journal lyonnais ajoute : « Quant à celles de nos industries qui viennent après celle des soieries, et qui ne laissent pas que d’être encore importantes, nous croyons que depuis nombre d’années elles n’avaient été si prospères. En effet, la chapellerie, la dorure, la passementerie, les enjolivures et toutes les fournitures dépendantes ou nécessaires n’abondent qu’avec peine aux demandes, et augmentent de prix. »

Les soieries, en tout cas, n’étaient pas comprises dans cette augmentation des prix. Les fabricants lyonnais ne manquaient pas de commandes, ni les canuts de travail, mais une concurrence effrénée du dedans et du dehors pesait continuellement sur les salaires et préparait l’explosion ouvrière qui devait éclater quelques mois plus tard.