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le mystère de la trinité ; elle est morale par prudence autant que par une habitude héréditaire. Le déisme de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau a détruit à ses yeux tous les prestiges du dieu absolu, despote omnipotent. Son dieu est le « Dieu des bonnes gens » de Béranger, un vieux papa débonnaire et familier, monarque constitutionnel de l’univers, dont on peut turlupiner les ministres.

Mais sa pensée, libérée par la critique des philosophes, n’a pu prendre son vol, retenu par mille liens dans les formes du passé. La boutique s’arrangera donc d’une religion réduite au minimum. Mais, voyant toutes choses sous l’angle des intérêts matériels, éprise aussi de l’indépendance qu’elle vient de conquérir, c’est surtout à la puissance temporelle, au pouvoir politique et social de l’Église, qu’elle fera la guerre. Elle aura donc des égards, à peine une ironie tempérée de beaucoup de courtoisie, une condescendance souveraine et toute pénétrée de son importance, pour le bon curé, celui qui ne se mêle pas de politique, sait dissimuler les richesses qu’il accumule, ne fanatise pas les femmes, ne divise pas les familles et s’enferme dans son église.

Telle quelle, cette classe moyenne constitue la partie vivante et progressive de la nation. À la veille de la révolution de juillet, on ne compte en effet que douze millions de Français sachant lire. Divisant la France en deux grandes régions, Ch. Dupin calcule que les treize millions d’habitants de la région nord-est fournissent 740.840 élèves, tandis que les 18 millions de la région sud-ouest n’en donnent que 375.931. « Il y a des départements, dit-il, où les écoles ne reçoivent qu’un jeune élève sur 229 habitants. » Aussi ne peut-il s’empêcher de s’écrier que « l’Europe ne reconnaît sur son territoire que la péninsule espagnole, les provinces musulmanes, le sud de l’Italie, les ruines de la Grèce et les steppes de la Russie où l’instruction populaire soit plus arriérée qu’en France. »

Ainsi se trouve justifié le discours que, dès 1802, dans la seconde de ses Lettres d’un habitant de Genève, Saint-Simon adressait aux ouvriers : « Vous dites : Nous sommes dix fois, vingt fois, cent fois plus nombreux que les propriétaires, et cependant les propriétaires exercent sur nous une domination bien plus grande que celle que nous exerçons sur eux. Je conçois, mes amis, que vous soyez très contrariés ; mais remarquez que les propriétaires, quoique inférieurs en nombre, possèdent plus de lumières que vous, et que, pour le bien général, la domination doit être répartie dans la proportion des lumières. »

Saint-Simon pouvait parler ainsi sans insulter à la détresse des prolétaires, car il proposait l’égalité du point de départ par la suppression de l’héritage et par l’enseignement donné à tous les enfants à la mesure de leur capacité. Mais lorsque, s’appuyant sur la réalité du moment et faisant de ce moment toute l’éternité à venir, la bourgeoisie tenait le même langage, elle avouait sa prétention de conserver à jamais le monopole des lumières, instrument de sa domination sociale.

Constatons cependant que, sur ce point encore, elle est loin d’être homogène. Par un phénomène de capillarité sociale, la bourgeoisie se recrute incessamment parmi les membres les plus actifs, et aussi les plus chanceux, du prolétariat. L’illettré