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pain. Mais ceux qui ont donné leur vie pour le pain n’ont songé qu’au pain du jour, qu’à la faim du moment. Et ceux qui l’ont offerte à la liberté n’étaient qu’une héroïque avant-garde, que son surgissement en pleine lumière désignait plus sûrement aux coups meurtriers.

Le système politique de la bourgeoisie s’est effondré de lui-même, avant que le prolétariat appelé par l’histoire à former le sien ait été mis à même de se préparer à cette tâche. Le 24 février est bien moins une victoire du peuple qu’une faillite politique de la bourgeoisie, et l’on sait que, dans cette classe, la faillite n’est pas nécessairement la ruine, mais parfois au contraire le point de départ d’une fortune nouvelle.

Le lecteur qui a suivi avec attention les dix-huit années d’un règne de classe plein et absolu, dont les principaux événements ont été rapportés ici, sera-t-il, aussi complètement que celui qui s’est efforcé d’en être le greffier sincère, convaincu de l’incapacité organique de la bourgeoisie à tirer d’elle-même les éléments d’autorité reconnue et consentie qui correspondent à sa notion du pouvoir politique et au besoin qu’elle a de l’exercer à son profit ? Nous l’avons observé au début de ce travail, la bourgeoisie est divisée, doublement divisée. Au moment où le sentiment de classe vit en elle avec une intensité qu’on ne verra plus dans l’histoire de notre pays, elle n’est pas homogène et ce sentiment lui-même ne l’est pas davantage.

D’un côté, la finance qui groupe les capitaux de l’épargne et organise les grandes forces de production et de circulation, entreprend de diriger les forces politiques du pays dans le sens des intérêts économiques dont elle a la garde et le profit. De l’autre, la boutique, remuante et pullulante, frondeuse et craintive à la fois, ivre de sa souveraineté politique et prise entre la finance qui la despotise et la classe ouvrière qui commence à montrer les dents, veut un gouvernement à bon marché et qui fasse aller les affaires. Casimir Perier, banquier et industriel, représente au pouvoir les hommes d’affaires. C’est lui, c’est eux, bien plus que l’Angleterre, qui repoussent l’idée d’annexer à la France la Belgique qui s’est un instant offerte, dans les premières effervescences révolutionnaires de 1830.

La boutique a eu aussi ses hommes au pouvoir. Laffitte, tout banquier qu’il était, en fut. Odilon Barrot la représenta jusqu’au bout, la mena jusqu’au bout, dans une commune inconscience du danger, jusqu’aux barricades de février. Thiers, boutiquier né, parlait pour la boutique, agissait pour la finance. Pour la première, il paradait, montrait le poing à la Sainte-Alliance et aux jésuites, et ne faisait jamais montre de tant de libéralisme que lorsqu’il était hors du pouvoir. Mais pour la seconde, qui ne se payait pas de paroles, il était l’homme d’affaires utile et avisé qui savait orienter les discussions des Chambres vers les « grands intérêts » et procurer à ceux-ci toute satisfaction.

La bourgeoisie, ai-je dit, n’était pas plus homogène dans sa pensée que dans ses cadres. Elle était à la fois libérale et conservatrice, en effet. Si parfois son libéralisme n’était qu’un masque de conservatisme et, si, au nom de la liberté