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La troupe est désorientée, sans ordres, laissée à son inspiration. Ici, elle résiste aux insurgés ; là elle fraternise avec eux. Duvergier de Hauranne et Rémusat ont vu, sur la place de la Concorde, les soldats offrir leurs armes au peuple. Ils courent aux Tuileries annoncer ce désastre. Le roi déjeunait. Il se lève de table, passe son uniforme, monte à cheval et passe en revue les troupes massées dans la cour du palais. À ces troupes se sont joints deux bataillons de la garde nationale. L’un d’eux crie : Vive la Réforme. Le roi comprend alors qu’il est abandonné par la boutique. Il rentre désespéré.

Les messagers de mauvaises nouvelles se succèdent auprès de lui. L’un lui apprend que l’École polytechnique est avec le peuple et dirige la construction des barricades, un autre que la garde nationale tout entière est gagnée à l’insurrection, un autre que la troupe livre partout ses armes et ses cartouches. Il peut entendre le bruit de la fusillade, à présent. Il peut voir l’avant-garde de l’insurrection lançant ses éclaireurs sur la place du Carrousel.

Louis-Philippe a dévêtu son uniforme. En dépouillant l’insigne de la force, il a pris la résolution de résigner un pouvoir que la force ne soutient plus. Il signe son abdication, lègue la tâche à son petit-fils, le comte de Paris ; appuyé sur le bras de Marie-Amélie, il traverse le jardin des Tuileries et entouré d’un dernier groupe de fidèles, gagne la place de la Concorde. Un régiment de cuirassiers l’entoure. Mais la foule n’est pas hostile. « Qu’il parte », crie-t-on de toutes parts. Et on s’écarte pour laisser passer le fiacre dans lequel montent le vieux roi et sa femme. La suite s’entasse dans un autre fiacre et dans un cabriolet et la monarchie de Juillet s’en va, dans ce mince équipage, jusqu’à Saint-Cloud, d’où un omnibus la transporte provisoirement à Trianon.

Laissons s’en aller celui qui la représenta finir en exil une existence publique commencée dans l’émigration. Laissons le roi de la quasi-légitimité porter sa méditation sur la terre étrangère où repose en l’attendant le dernier roi légitime. Il n’emporte pas avec lui la puissance sociale et politique de la bourgeoisie, et elle saura, forte de l’ignorance das masses et de leur pli de servitude non encore effacé, tourner contre leur liberté l’instrument de liberté que les plus hardis et les plus conscients d’entre elles ont conquis d’un geste révolutionnaire, et la lui arracher.

Il appartient à d’autres de dire comment fut déçu et ajourna l’immense espoir du prolétariat. Notons seulement qu’au point d’éducation civique et sociale où le surprit une révolution faite par mégarde, il était hors d’état de conserver une conquête qui lui avait si peu coûté, et qu’un événement d’apparence miraculeuse mettait inopinément entre ses mains, ou plutôt sur ses bras. Dire que cette conquête ne lui a pas coûté son prix, ce n’est pas faire injure au prolétariat, ni mépriser le sang précieux versé pour elle des barricades de juillet 1830 à février 1848, et dont la traînée se continue de Lyon à Saint-Merri, de Transnonain au massacre des mineurs de la Loire, en deux courants parfois rapprochés, point encore confondus ; celui qui coule pour la liberté, celui qui coule pour le