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Cette bourgeoisie-là est sur beaucoup de points bien plus près du peuple que de ses propres dirigeants. Elle partage avec lui « la dernière passion révolutionnaire » que Sainte-Beuve, dans ses Premiers Lundis, aperçoive encore : « la haine des Bourbons, du drapeau blanc ramené par l’étranger, des jésuites. » Si elle professe, somme toute, un loyalisme égal à celui de la petite bourgeoisie, ses motifs ne sont ni plus ni moins intéressés. Et, ne distinguant pas sous ce rapport entre les deux catégories de la classe dominante, Proudhon pourra, dans les toutes premières lettres de sa correspondance, constater que ces « sots et épais bourgeois… n’admettent la monarchie que parce qu’ils veulent s’en faire une servante très humble et un instrument de domination. »

Proudhon rit des « angoisses des riches bourgeois » qui « invoquent tour à tour la royauté, qu’ils voudraient museler, la religion dont ils prétendent bien se passer, les systèmes d’économie qu’ils n’ont pas la force de comprendre ni le courage d’enrayer ». Confondant ensemble la haute bourgeoisie et la boutique, et prêtant à celle-ci les sentiments et l’état d’esprit de celle-là, Proudhon ajoute : « Ils font appel au désintéressement du fond de leur égoïsme ; ils reconnaissent et proclament la nécessité d’une réforme morale, mais ils ne veulent quitter ni leurs plaisirs ni leurs privilèges. »

Le grand révolutionnaire parle ici plutôt en moraliste qui prêche tout le monde qu’en philosophe faisant de l’analyse sociale. Il n’est pas encore devenu le théoricien du socialisme « petit bourgeois » ; l’artisan maître de son atelier et le paysan maître de son champ sont bien déjà les individus-types de la société qu’il rêve, mais il est encore tout proche de son origine prolétarienne, et il ne distingue pas les caractères qui différencient si profondément les deux catégories de la classe sous laquelle le prolétariat est courbé.

Certes, dans son portrait de ce qu’il appelle les « riches bourgeois », bien des traits sont communs aux deux catégories, mais certains de ces traits ne le sont qu’en surface. Ainsi, la haute bourgeoisie dissimule à peine sa main dans le sac de Saint-Germain-l’Auxerrois et le pillage de l’archevêché, tandis que d’autre part la boutique continue d’envoyer ses femmes et ses enfants aux offices religieux et même ne boude guère à les y accompagner. Mais, en réalité, la haute bourgeoisie voit dans la religion un instrument de discipline sociale, et c’est précisément pour cela qu’elle entend, même par la terreur, en détacher les ministres d’une cause désormais perdue. Elle consent donc à une émeute qui épargnera les frais d’une nouvelle révolution, peut-être de deux. Elle donne au clergé un avertissement que celui-ci entend à demi-mot, et nous le verrons bientôt, dans sa masse tout au moins, se rallier au régime de juillet.

La boutique n’a pas ces hautes vues politiques. Son horizon intellectuel dépasse à peine les limites d’un cercle de rapports économiques et sociaux forcément restreint. Mais les négations du XVIIIe siècle sont dans l’air qu’elle respire ; matérialisée par le culte des intérêts, elle a réduit au minimum la catégorie de l’idéal ; le doit et l’avoir, le deux et deux font quatre lui ont fait prendre en dédain