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CHAPITRE X

L’AGITATION POUR LA RÉFORME


Manifestation populaire au faubourg Saint-Antoine. — Le banquet réformiste du Château-Rouge — La campagne des banquets en province. — Les socialistes se tiennent à l’écart. — Proudhon et sa polémique avec Karl Marx : les socialistes allemands adoptent le « Manifeste communiste ». — Le parti clérical et ses exigences : ajournement du projet Salvandy sur l’enseignement. — Guizot et la politique extérieure de Louis-Philippe. — Jugement du prince de Joinville sur le gouvernement personnel du « père ».


Ces scandales répétés, ce scandale permanent, pour mieux dire, éveillaient enfin la conscience publique de son long engourdissement. Les maîtres du pouvoir en reçurent l’avertissement, si quelque chose pouvait les avertir, par ce qui se passa le 5 juillet 1847, dans le faubourg Saint-Antoine, ce centre de la vie ouvrière d’alors, où battait le cœur même du peuple. Ce jour-là, le duc de Montpensier donnait une fête à Vincennes pour l’inauguration du polygone d’artillerie ; il avait invité toute la haute société parisienne. Le défilé de ce beau monde, en claires toilettes, en fracs, en uniformes de gala, souleva l’indignation du faubourg. Les équipages de cette aristocratie du nom et de l’argent furent accueillis par des huées. Le cri dominant était : « A bas les voleur. ! » Les ouvriers montraient le poing à ces gens bien vêtus, à leurs valets trop gras, et s’écriaient : « Le peuple n’a pas de pain pendant que ces coquins-là s’amusent. » « Peu de jours après, conte M. Thureau-Dangin, M. Duvergier de Hauranne se trouvant avec M. Recurt, ancien président de la Société des Droits de l’Homme et qui connaissait bien le quartier Saint-Antoine, où il exerçait la médecine, lui demanda si le parti républicain avait été pour quelque chose dans la manifestation faite contre les invités du duc de Montpensier. « Pour rien du tout, répondit M. Recurt, et je vous avoue que nous en avons été aussi effrayés que vous. » Puis, après avoir insisté sur le caractère socialiste de cet incident : « Il y a là, ajoutait-il, un travail, un danger auquel on ne songe pas assez. Ce que je puis vous affirmer, c’est que la manifestation dont vous me parlez est la plus grave que j’aie vue. Si nous l’avions voulu, il nous était facile de la tourner en émeute, peut-être en révolution. »

Ces républicains, qui étaient aussi « effrayés » que les libéraux dynastiques de ce mouvement spontané de la foule, ne les croirait-on pas aussi loin du peuple que Guizot lui-même ? Recurt, cependant, dut enregistrer le symptôme menaçant qui venait d’apparaître si brusquement. Il avait adhéré des premiers au mouvement d’agitation pour la réforme dont Odilon Barrot donnait le signal à quelques jours de là. Il fut, comme on le verra, de ceux qui lui donnèrent toute son amplitude, et finalement une signification révolutionnaire.