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CHAPITRE V


LE RÈGNE DE LA BOURGEOISIE


Le roi sera-t-il à la finance ou à la boutique ? — Caractères libéraux de la petite bourgeoisie. — État de l’industrie française en 1830.— Les régions industrielles et les régions agricoles. — Enrichissement de la bourgeoisie.— Paupérisme dans les villes, mendicité dans les campagnes.


On ne peut mieux comparer la situation de la bourgeoisie vis-à-vis du peuple, dans les premiers jours de la monarchie de juillet, qu’à celle du chasseur qui veut empêcher son chien de dévorer le lièvre attrapé à la course.

Glissant d’opposition en révolution, sans le vouloir et quasi sans s’en apercevoir, finalement à son corps défendant, la bourgeoisie a lancé le peuple sur la monarchie de droit divin ; elle a fermé ses ateliers et jeté les ouvriers à la rue, aux barricades. La révolution faite, elle n’a plus qu’un rêve : remettre à la chaîne ces ouvriers que les barricades ont mis en appétit de république.

Mais la classe victorieuse n’est pas homogène. Si elle est unanime à vouloir jouir seule de la conquête que vient de lui assurer la force du peuple, c’est uniquement sur le terrain des intérêts matériels que se fait l’unanimité. Même, dans cet ordre, elle sacrifie volontiers les intérêts, ceux de la petite bourgeoisie, il est vrai, aux principes d’abstention de l’État professés par la grande bourgeoisie, car celle-ci n’en peut que tirer profit, sans contrainte ni contrôle. C’est ainsi qu’en novembre 1830, la Chambre acquise aux principes de l’économie politique libérale, c’est-à-dire aux grands intérêts, fit un accueil dédaigneux à la pétition d’un « grand nombre de négociants de Paris demandant que le gouvernement ouvre, par une loi, au ministère des finances, un crédit suffisant pour établir une caisse où seraient escomptées toutes les valeurs de portefeuille ayant au moins deux signatures, dont l’une autant que possible d’un manufacturier ou d’un commerçant quelconque, et toutes deux offrant une solvabilité suffisante. »

Chose curieuse et d’ailleurs bien compréhensible à ce moment, ce fut un démocrate, un communiste, Voyer d’Argenson, qui se prononça le plus ardemment contre cette mesure, justifiée pourtant par la crise que subissaient le commerce et l’industrie, crise encore aggravée par les événements de juillet. Dans l’ordre du jour qu’il proposait, à la séance du 26 novembre, il estima que le crédit demandé n’était « profitable qu’à des intérêts particuliers, qui n’apportaient aucune amélioration au sort du peuple, c’est-à-dire des travailleurs ».

Vivement critiqué par les journaux du libéralisme avancé, il répliqua par une lettre publique où il disait en substance que « pour celui qui vit du travail de ses