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la livrer à l’ennemi, mais des sentinelles vigilantes qui donnent l’alarme quand la garnison s’endort ».

Cette reculade n’adoucit pas Guizot, qui intervint alors et déclara préférer une majorité réduite, mais compacte et sûre. Puis il tenta de remontrer aux dissidents de la majorité qu’on voulait les entraîner, de réforme en réforme, jusqu’à la démocratie, jusqu’au suffrage universel. « Son jour viendra ! » cria Garnier-Pagès. Guizot, dans son mépris pour les classes populaires, répondit de son ton tranchant : « Il n’y a pas de jour pour le suffrage universel. »

Au vote, il eut sa majorité compacte. Elle était réduite d’une cinquantaine de voix. Elle devait le suivre aveuglément jusqu’à la catastrophe. Lorsque Rémusat revint à la charge avec les incompatibilités, elle se retrouva massée autour du système immobiliste et le projet fut définitivement repoussé. La France, ainsi gouvernée par un clan de fonctionnaires à la dévotion des maîtres de l’argent, glissait insensiblement au régime bureaucratique qui vient de conduire la Russie à deux doigts de sa perte, et comme tout organisme en qui la vie ne fonctionne plus se corrompt, la décomposition ne tarda pas à se montrer par de nombreux symptômes.

Le plus éclatant de ces symptômes apparut soudain le 2 mai par la publication dans un journal de plusieurs lettres adressées en 1842 par un ancien ministre de la Guerre de Thiers, le général Despans-Cubières, à Parmentier, directeur des mines de Gounehans, dans la Haute-Saône. Ce dernier, furieux d’avoir perdu un procès d’intérêt contre le général, avait communiqué ces lettres à la presse : elles prouvaient clair comme le jour que le général Cubières, ancien député de la Haute-Saône, ancien ministre, pair de France, actionnaire des mines de Gounehans, avait profité de sa haute situation pour protéger la compagnie contre les conséquences des illégalités nombreuses commises dans son exploitation et pour obtenir en sa faveur, après la perte de ses procès, une nouvelle concession.

Dans une de ces lettres, le général disait à Parmentier, pour le décider à demander à son conseil d’administration un « sacrifice » :

« On se montrera sans doute très disposé à compter sur notre bon droit, sur la justice de l’administration, et cependant rien ne serait plus puéril. N’oubliez pas que le gouvernement est dans des mains avides et corrompues, que la liberté de la presse court risque d’être étranglée sans bruit l’un de ces jours, et que jamais le bon droit n’eut plus besoin de protection. » Dans une autre, il mentionnait ainsi ses démarches : « Je passe ma vie au milieu des députés, je vais chez la plupart des ministres, dont je crois utile au succès de notre affaire de cultiver l’amitié. » Dans une autre, il déclare le succès assuré : « Je crois être en mesure d’obtenir non seulement la concession, mais, au préalable, l’autorisation d’exploiter ». Trois autres lettres avaient trait aux démarches auprès du préfet de Saône-et-Loire afin de le stimuler, et aux difficultés que Parmentier trouvait auprès de ses associés pour les décider à emplir les « mains avides et corrompues ».