Page:Jaurès - Histoire socialiste, VIII.djvu/552

Cette page a été validée par deux contributeurs.

une majorité de cent-vingt voix, Guizot se promit bien de ne faire aucune réforme et de retenir quand même les conservateurs progressistes dans sa majorité. Six années de pouvoir l’avaient totalement isolé de la nation, et même de ce qu’on appelait le pays légal, avec lequel il ne communiquait plus que par ses fonctionnaires, dont il continuait de peupler la Chambre ; ce qui achevait de l’isoler encore davantage.

Il ne put donc voir venir la crise que la mauvaise récolte de 1846 fit éclater, à la suite d’un été exceptionnellement sec. Il était sur ce point de l’avis d’un de ses fonctionnaires, Cunin-Gridaine, ministre de l’agriculture, qui, le 16 novembre encore, alors que le pain avait renchéri dans des proportions dont seuls les spéculateurs en grains auraient pu donner le secret, déclarait que le déficit de 1845, auquel s’ajoutait pour l’aggraver celui de 1846, avait été couvert par les excédents des années précédentes.

Le gouvernement n’en dut pas moins venir à supprimer temporairement les droits sur les blés étrangers. Mais il le fit si tardivement que les spéculateurs eurent encore là une occasion de prélever leur rançon. La crise du blé, à l’entrée de l’hiver, ajoutait à la crise des industries qui chôment en cette saison, et l’aggravait. Les blés achetés à l’étranger n’arrivaient point, retenus dans les ports par des inondations qui avaient rendu les routes impraticables. On dut ouvrir des chantiers de travaux publics pour le compte de l’État, et certaines communes organisèrent des ateliers de charité. Mais qu’étaient ces faibles moyens de secours devant l’immense détresse ouvrière !

À Paris, le pain fut taxé à quarante centimes le kilo, et la Ville paya aux boulangers une différence de vingt-cinq millions. Le public en payait une bien plus formidable aux agioteurs de toute sorte. C’était alors le beau moment des grandes entreprises. Les chemins de fer ayant été concédés aux compagnies, l’argent affluait pour l’acquisition de leurs titres, la garantie et l’appui de l’État ayant encouragé l’épargne. Mais ce drainage et l’exportation de l’argent pour l’achat de blés étrangers avaient raréfié le numéraire. La Banque en profitait pour porter le taux de l’escompte de quatre à cinq pour cent.

Si, dans les villes et les centres industriels, la crise put être atténuée par les travaux auxquels donnait essor la construction des chemins de fer, beaucoup plus que par les chantiers publics et les ateliers de charité, il n’en fut pas de même dans les campagnes, notamment celles du Centre et de l’Ouest, où la cherté des grains fit éclater des troubles. La foule se portait sur les magasins de blé et les dévastait, empêchait les grains de sortir des localités où ils étaient amassés. À Laval, la foule avait envahi le marché au blé et fixé d’autorité le prix à quatre francs le double décalitre. À Rennes, à Nantes, au Mans, à Mayenne, à Nevers, on s’opposait, les armes à la main, à la sortie des grains. À Tours, la foule pilla plusieurs bateaux de blé. Dans l’Indre, des bandes s’étaient formées pour obliger les propriétaires à signer un engagement par lequel ils vendraient leur blé trois francs le double décalitre au lieu de sept qu’ils en demandaient. Les récalcitrants