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« L’Univers n’en est pas encore là », ajoute le narrateur en songeant aux excitations furibondes que, dans le moment, Louis Veuillot prodigue aux cléricaux français. Cependant Quinet est si engagé lui-même dans cette lutte qu’il en arrive à dire, contre toute raison et toute apparence, que « la France a l’air, aujourd’hui, cent fois plus monacale que l’Espagne », et que, tenant « le nôtre suspect de philosophie et d’hérésie ». le clergé espagnol n’a pas suivi les conseils des « gens de l’Univers. » qui « ont cherché à étendre ici la Sainte-Ligue ». Les cléricaux repoussent ces conseils parce qu’ils peuvent dire à leurs frères de France : Ici, nous ne parlons pas ; nous agissons. C’est, en effet, être infecté de « philosophie et d’hérésie » que de combattre les ennemis de la foi et du roi avec des feuilles de papier imprimé, quand l’escopette et le tromblon peuvent faire de si rapide et de si bonne besogne.

« On vit au milieu d’une révolution sans révolutionnaires », dit encore Quinet. Il est, cette fois, complètement dans le vrai. C’est en vain qu’il chercherait ce qu’on appelle en France et en Angleterre des libéraux. « Le peuple, dit-il, est carliste et absolutiste, les littérateurs, les hommes connus, sont doctrinaires et archi-conservateurs. On ne sait d’où vient le vent qui souffle sur ce pays. Les Cortès, que je suis, et le Sénat font assaut de modération et d’humilité. Chacun s’en remet aux conseils de « Reina adorada », qui doit passer bien tristement son temps, dans ce grand palais désert et déjà habité par les pigeons sauvages. »

Oui, certes, le pouvoir de cette reine de treize ans est aux mains de ses « conseils ». Espartero lutte contre la camarilla de grands d’Espagne qui entourent le trône. Les élections aux Cortès sont des parodies du système représentatif. Le parti au pouvoir désigne ses candidats, fixe le contingent de ses députés, celui de l’opposition, qu’il faut bien tout de même admettre pour la forme. Les choses n’ont guère changé depuis, malgré plusieurs révolutions.

Le socialiste Pecqueur a vu avec une grande sagacité les causes de cet arrièrement politique de la péninsule ibérique. Examinant la situation de l’Espagne et du Portugal aux quinzième et seizième siècles, il dit que ces pays étaient « tout à la fois agriculteurs, industriels et commerçants » ; ils comptaient alors « parmi les plus libres des nations contemporaines ». Aujourd’hui, ils sont presque exclusivement agriculteurs, « leur commerce et leur industrie sont morts sous les atteintes réitérées du despotisme et sous le dissolvant de la corruption générale : précisément, leur liberté est également morte ».

Cependant, observe-t-il, « des deux parts, c’est la même race au quinzième et au dix-neuvième siècles ». Oui, mais les libertés publiques ne peuvent se fonder sur le régime féodal ou patriarcal qui convient à l’agriculture, mais seulement sur le régime capitaliste, le régime de l’industrie et de l’échange. Aussi Pecqueur se trouve-t-il en droit de conclure, dix ans avant Karl Marx, que le phénomène économique agit sur « la volonté, les mœurs, l’activité », et de déclarer qu’« on ne saurait citer un seul pays où l’on s’adonne au commerce extérieur, où la face