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ment put préparer à loisir la loi sur l’enseignement, qui devait, dans son esprit et selon les espérances hautement avouées du parti clérical, être une loi contre l’Université.

Tandis que le gouvernement s’apprêtait ainsi à seconder l’œuvre d’obscurcissement de l’esprit humain, les champions parlementaires de la société moderne n’étant pour la plupart guidés que par l’appât du pouvoir, et ne se servant de leur thèse que comme d’un moyen de le conquérir, où en était-on, en 1845, dans la partie réellement pensante, vivante, agissante de la société ? Jamais l’art, la littérature, les sciences, la libre recherche dans tous les domaines, n’avaient montré plus admirable ensemble, plus luxuriante floraison.

En face d’Ingres, maître impeccable de la ligne, Delacroix fait éclater la couleur et donne la vie au dessin ; Corot, Millet, Jules Dupré font palpiter la nature dans leurs admirables paysages. Delaroche ressuscite l’histoire dans ses tableaux et décore l’hémicycle de l’École des Beaux-Arts. Et tandis que Rude campe sa Marseillaise si formidablement hurlante au pied de l’Arc de Triomphe de l’Étoile, David d’Angers inscrit son génie au fronton du Panthéon rendu au culte des grands hommes. Daumier jette son crayon terrible à la face des puissants, caricature le Ventre législatif, et son Gargantua venge les affamés.

Berlioz, encore étouffé par le mauvais goût qui rive la musique française à la décadence italienne, proteste en beauté et en force par la Damnation de Faust. C’est le moment où le saint-simonien David, retour d’Orient, fait exécuter sa symphonie du Désert, et où Béranger console les utopistes socialistes des railleries bourgeoises par sa belle chanson des Fous. Pierre Dupont commence à chanter en hymnes larges la majesté du travail.

Au théâtre, les drames de Félix Pyat bafouent les puissances établies, ceux d’Alexandre Dumas font de l’histoire une imagerie populaire qui montre en raccourci la cruauté de Charles IX, l’ignominie de Henri III et symbolise l’avidité cléricale en Gorenflot, le moine pansu et glouton. Victor Hugo, que l’Académie française a dû admettre, après l’avoir repoussé trois fois, vient d’être nommé pair de France, après avoir rimé des Odes sur Napoléon que les éditeurs présentent au public comme une « véritable épopée napoléonienne ».

Mais avant de marquer un repos dans son œuvre immense, où son âme s’est « mise au centre de tout comme un écho sonore », il a lancé coup sur coup à la foule éblouie Notre-Dame de Paris, où Claude Frollo met son pouvoir de prêtre au service de sa passion d’homme ; Marion Delorme, où l’amour refait une virginité à la courtisane ; le Roi s’amuse, qui montre un roi se vautrant dans la crapule ; Lucrèce Borgia, la fille incestueuse d’un pape ; Marie Tudor, bourreau de son peuple pour l’amour de l’Église ; Ruy Blas, où un valet fait la leçon aux ministres et se fait aimer d’une reine ; tant d’autres œuvres : les Chants du Crépuscule, les Rayons et les Ombres, les Voix intérieures, qui imposent son génie et forcent l’adversaire à l’admiration.