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Papeete et expulsé de l’île. En même temps que la nouvelle de cet incident arrivait à Paris, le missionnaire débarquait en Angleterre, où il fut reçu comme un martyr qui vient d’échapper par miracle à la dent des cannibales. La passion religieuse attisant la passion patriotique, le peuple anglais fut bientôt en ébullition.

Que s’était-il passé au juste là-bas, aux antipodes ? Les Anglais n’en avaient cure ; ils ne voyaient que deux choses : on avait attenté à la liberté d’un citoyen de la libre Angleterre, on avait entravé la propagande religieuse d’un de ses missionnaires. L’opinion publique en France, avertie du vacarme par les journaux, ne comprenait pas cette émotion, la trouvait disproportionée à sa cause. Comment eût-on vu dans l’arrestation de Pritchard un outrage au pavillon britannique ? Il n’était plus consul d’Angleterre lorsque survinrent les faits qui amenèrent son expulsion. Il avait, lui étranger, troublé l’ordre dans une possession française. Sa qualité d’Anglais n’était pas suffisante pour lui assurer l’immunité qu’on réclamait pour lui. Si un Français en avait fait autant, et avait excité les indigènes contre la France, il s’en fût tiré à moins bon compte.

La thèse française, présentée ainsi, était fort juste. Elle se fortifiait encore de ceci : que, par sa qualité de missionnaire, il avait acquis une grande influence morale et matérielle dans cette région de l’Océanie. Les missions méthodistes dont il faisait partie y possédaient des terres, exerçaient sur leurs convertis une sorte de juridiction, constituaient une sorte de souveraineté collective menant de front le commerce et le dressage des indigènes au travail et à la civilisation. L’influence de Pritchard avait encore été accrue par la faveur de la reine Pomaré et par sa fonction, longtemps exercée, de consul de la grande nation maritime.

Dans ces conditions, diriger la résistance passive des Taïtiens à leurs nouveaux maîtres, résistance qui fut encore poussée avec plus de vigueur lorsque l’amiral Dupetit-Thouars amena des missionnaires catholiques et leur accorda les mêmes avantages qu’a leurs confrères méthodistes, était chose facile à Pritchard. Connaissant l’état d’esprit de ses compatriotes, sûr de n’être pas désavoué par eux pour avoir résisté à la France et au catholicisme, il alla donc de l’avant, conseilla les chefs de l’entourage de Pomaré, leur représenta la France comme un pays insignifiant dont les Anglais avaient tenu le chef en prison comme un rebelle, les échauffa si bien, eux et les populations qui étaient sous leurs ordres, que l’insurrection éclata. On était d’autant plus fondé, en France, à le croire l’unique artisan de ce mouvement, que les autorités françaises y annonçaient que tout était resté dans le calme à Taïti dès que Pritchard en avait été expulsé ; ce qui n’était pas absolument exact.

On aperçoit, par l’exposé de ces faits, que la thèse anglaise pouvait se soutenir, elle aussi, et ne manquait pas d’arguments très forts. Les premiers occupants européens étaient des Anglais, venus là pour propager la Bible et les