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ments de travail, question qu’il roulait dans son esprit à l’état de problème et qu’il a éclaircie depuis dans ses écrits. » Mais lorsqu’elle ne comprenait pas, elle n’en suivait pas moins de confiance. Elle avait fondé avec lui, en 1841, la Revue indépendante, où elle publia des études sur les poètes ouvriers.

Spiridion, qui ouvre en 1843 la série de ses romans socialistes, a été plus qu’inspiré par la pensée de Pierre Leroux. D’une lettre adressée au biographe de Pierre Leroux, M. Félix Thomas, par M. de Lovenjoul, l’érudit chercheur à qui l’on doit tant de renseignements précieux sur Balzac, il résulte qu’une partie du manuscrit de Spiridion est de la main de Pierre Leroux et composée par lui. « Je possède, ajoute-t-il, ce manuscrit autographe, qui porte les traces habituelles qu’y laissent les compositions d’imprimerie, et je vous parle, bien entendu, du texte de l’édition originale, car dès la première édition in-12 (1843), G. Sand a beaucoup modifié l’ouvrage primitif. »

Pierre Leroux fut meilleur philosophe qu’homme d’affaires, ce qui n’a rien pour surprendre. M. Jules Claretie, dans le Temps du 21 février 1904, en donne une preuve par le fait suivant, qu’il tient de Delavigne, l’ancien éditeur de George Sand. Celle-ci avait chargé Pierre Leroux de ses intérêts auprès de l’éditeur. « Delavigne, dit M. Claretie, trouva M. Leroux dans une petite chambre ayant pour tous meubles une table de bois blanc, une chaise et, en guise de canapé, une malle sur laquelle le chargé d’affaires de Mme Sand invita l’éditeur à s’asseoir. Alors Pierre Leroux :

— Voyons, monsieur, George Sand a achevé un ouvrage nouveau en quatre volumes. J’ai pleins pouvoirs pour traiter avec vous en son nom. Qu’est-ce que vous lui offrez par volume ?

— Mais ce que je donne d’habitude. Cinq francs par volume. « Pierre Leroux paraissait étonné :

— Je vous ai dit qu’il y avait quatre volumes !

— Parfaitement !

— Ce serait donc deux mille francs que vous offririez pour un roman ?

— Deux mille francs, tout juste, oui, monsieur.

« Alors, Pierre Leroux, levant les bras au ciel :

— Deux mille francs ! Deux mille francs pour une œuvre d’imagination, pour un roman ! Je vous l’ai dit, un roman ; mais cela n’a pas de bon sens !

— Ce sont mes prix, je vous l’ai déclaré, faisait Delavigne, se méprenant sur la pensée du philosophe.

« Mais Pierre Leroux ajoutait bien vite :

— Cela n’a pas de bon sens : Je le disais à George Sand, c’est beaucoup trop cher. Un roman ne vaut pas ça.

« L’éditeur était stupéfait, mais le plus charmant, c’est que l’homme d’affaires était sincère et que Mme George Sand lui donnait raison. »

Elle lui donna raison, mais il y a gros à parier qu’elle ne le chargea plus de semblables négociations. Le naïf philosophe s’imaginait sans doute que les