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front les opinions, les sentiments, les préjugés mêmes de la France, et surtout d’avoir eu recours à la violence là où l’habileté suffisait. » On ne peut pas mieux dire que le prince appelé à remplacer le roi des émigrés, le prince acclamé par la foule qui voyait en lui le soldat de Valmy, avait lui-même une âme d’émigré.

Mais il ne faut pas être injuste. On ne doit pas juger les princes à la commune mesure. Si celui-ci, comprenant que les temps sont changés, donne le pas à la ruse sur la violence, il n’est pas pour cela d’une qualité morale inférieure à celle de son prédécesseur, qui ne sut que recourir à la violence. En réalité, dans la conception héréditaire qu’ils ont de leurs droits et de leurs devoirs, il entre un élément moral. Sacrifier la morale au salut de l’État, c’est, selon eux, faire acte de moralité souveraine. La raison d’État est nécessairement pour eux la loi suprême, puisqu’ils sont de naissance des hommes d’État, et qu’ils ont pour premier devoir (quand ils n’y voient point uniquement, comme l’abject Louis XV, l’exercice d’un droit) de tout rapporter à l’intérêt de l’État. Mais il se trouve toujours que l’intérêt de l’État s’identifie à leur propre intérêt.

Louis-Philippe avait une âme d’émigré ; il était un internationaliste conservateur, précisément parce qu’il était prince. Louis Blanc a noté ce trait en reproduisant la lettre que le jeune duc écrivait, en 1804, à l’évêque de Landaff, au sujet de l’oraison funèbre du duc d’Enghien prononcée par ce prélat. Cette lettre se terminait par ces paroles : « J’ai quitté ma patrie de si bonne heure que j’ai à peine les habitudes d’un Français, et je puis dire avec vérité que je suis attaché à l’Angleterre non seulement par la reconnaissance, mais aussi par goût et par inclination. » Oui, le duc d’Orléans fut à Valmy avec Dumouriez, mais il fut aussi avec Dumouriez à Ath, et c’est avec ce traître qu’il passa dans le camp des Autrichiens.

Dans une autre lettre en date de 1808, adressée à M. de Lourdoueix, émigré comme lui, le duc d’Orléans écrit : « Je suis prince et Français, et cependant je suis Anglais, d’abord par besoin, parce que nul ne sait plus que moi que l’Angleterre est la seule puissance qui veuille et qui puisse me protéger. Je le suis par principes, par opinion et par toutes mes habitudes. » Est-ce une pose d’anglomanie comme en affectent à certaines époques les jeunes gens à la mode ? Le moment où la France et l’Angleterre sont aux prises serait en tout cas mal choisi. Mais c’est précisément parce que l’Angleterre anime l’Europe contre Napoléon, contre la France, que le duc d’Orléans, prince avant d’être Français, proclame son amour pour l’Angleterre. Ce qu’il aime, ce n’est pas la grande nation libérale qu’aiment tous les amis de la civilisation et du progrès des idées ; attachée à la politique de Pitt, elle soutient pour l’instant de son or et de ses soldats les vieilles monarchies européennes : c’est de cette Angleterre-là, acharnée à nouer des coalitions contre la France, que Louis-Philippe d’Orléans se réclame.

Mais l’ingrate Angleterre ne sert que ses intérêts à travers ceux des rois de l’Europe, et elle méconnaît un amour aussi intéressé que celui du duc d’Orléans. Gendre de Ferdinand de Bourbon, roi des Deux-Siciles, il sollicite et obtient en 1810 le commandement d’un corps d’armée espagnol pour soutenir les droits de