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faut inspirer « le sacrifice volontaire », détacher l’homme « des comparaisons envieuses », placer plus haut son ambition en l’habituant à « mettre sa vie a, service de Dieu ». Et comme pour faire reconnaître « l’impossibilité de la réalisation sociale subordonnée ainsi à une si profonde transformation morale », il ajoute : « Tant qu’on ne substituera pas le devoir au droit, les autres à soi ; tant enfin que chacun ne mettra pas sa volonté à maîtriser ses passions égoïstes, et son principal bonheur à faire le bien de ses semblables ; nous tenons que l’héritage, la propriété individuelle et libre, seront une nécessité sociale dans le sens absolu d’une loi naturelle. »

Mais attendons, avant de déclarer que Pecqueur, en plaçant au seuil de sa cité d’égalité la vertu d’abnégation, vient d’en interdire l’accès aussi sûrement que s’il l’avait entourée des plus imprenables fortifications. Les vertus qu’il exige ne sont point d’une acquisition et d’une pratique si difficiles que cela. C’est l’évolution économique elle-même qui les suscite, ce sont les progrès matériels qui déterminent les progrès moraux, ce sont les locomotives qui, en rapprochant les hommes et les mettant à même d’échanger des idées et des produits, vont imposer la fraternité entre des individus qui se haïssaient parce qu’ils s’ignoraient.

Armé du seul instrument économique, mais éclairé par la philosophie de Saint-Simon, Pecqueur, ici devance non seulement Karl Marx, qui affirmera que les institutions sociales sont déterminées par la forme de la production, mais les conclusions de la science moderne, qui établit que l’homme est déterminé dans ses sentiments et dans ses actes par le milieu, et celles de la philosophie, qui, avec M. Th. Ribot, dans l’Hérédité psychologique, subordonne le progrès de la moralité au progrès de la sociabilité. C’est par là que Pecqueur est véritablement grand, et qu’il se place au premier rang des novateurs socialistes, d’où l’injuste et cruel oubli d’un demi-siècle l’a écarté.

Les preuves abondent, dans les Intérêts du commerce, et dans les Améliorations matérielles, ouvrage publié en 1838, de la priorité de Pecqueur, priorité aussi incontestable que celle de Lamark vis-à-vis de Darwin pour la théorie de l’évolution naturelle, avec cette différence à l’avantage de Pecqueur sur ceux qui le firent oublier si longtemps, que celui-ci, sans employer comme instrument la dialectique du grand métaphysicien allemand Hegel, a observé en savant les phénomènes économiques et sociaux dans leurs mouvements et dans leurs rapports entre eux.

C’est ainsi que nous le voyons relever la betterave de l’anathème dont Fourier l’avait chargée. Il a observé que « partout où elle a été introduite avec succès et naturalisée, les moyens de travail se sont multipliés pour les ouvriers agricoles », et que, « dans les communes à proximité des fabriques, tous les bras ont été occupés, les salaires augmentés et la mendicité anéantie ». Pecqueur parle ici avec tout l’optimisme d’un professeur d’économie politique. Tout comme lui, il démontre « que les améliorations matérielles tendent d’ail-