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dans vos relations de famille : ce serait gênant pour vous et peut-être plus encore pour moi. Si jamais, moi aussi, j’ai un intérieur, je saurai le faire respecter, en éloigner les profanes. Jusque là, je ne veux attenter en rien à la liberté d’autrui, ne fût-ce que pour ne pas me mettre en contradiction avec mes principes. »

Et il alla loger en ville. « Le lendemain, dès les huit heures, Proudhon était à l’ouvrage… Nous étions, dit Auguste Javel, convenus d’un prix particulier qui lui permettait de gagner régulièrement sa pièce de cinq francs en huit heures. Il se montra satisfait de cet arrangement. Je l’ai souvent vu, après avoir compté ses lignes vers les deux ou trois heures, pour s’assurer que sa tâche était remplie, garnir sa casse pour le lendemain et quitter l’atelier en disant : « Ma journée est faite. »

J’ai retenu tous ces traits, car ils ne peignent pas seulement l’homme, mais expliquent ses théories. Il tenait le travail pour un devoir, la rémunération exacte pour un droit, la conscience professionnelle pour une vertu, le contrat entre égaux pour l’unique loi et la liberté pour le bien suprême.

Dans sa lettre à l’académie de Besançon, où il pose sa candidature à la pension Suard qui lui permettra d’étudier à son gré pendant trois ans, il affirme nettement sa pensée à ces littérateurs classiques, à ces archéologues épris du passé, à ces archivistes enfouis sous les feuilles mortes, au risque de les exaspérer et de se faire refuser. Et c’est à grand’peine que son ami Perennès obtint quelques atténuations à cette phrase qui était le programme de sa vie, et qui demeura ainsi :

« Né et élevé dans la classe ouvrière, lui appartenant encore aujourd’hui, et à toujours, par le cœur, le génie, les habitudes, et surtout par la communauté des intérêts et des vœux, la plus grande joie du candidat, s’il réunissait vos suffrages, serait, n’en doutez pas, messieurs, d’avoir attiré dans sa personne votre juste sollicitude sur cette intéressante portion de la société, si bien décorée du nom d’ouvrière, d’avoir été jugé digne d’en être le premier représentant auprès de vous, et de pouvoir désormais travailler sans relâche, par la philosophie et la science, avec toute l’énergie de sa volonté et toutes les puissances de son esprit, à l’affranchissement complet de ses frères et compagnons. »

Passant outre à cette profession de foi, où ils n’ont vu qu’un beau feu de jeunesse, les académiciens de Besançon nomment Proudhon. On l’entoure, on le félicite. Il constate avec amertume que personne, parmi ces complimenteurs, n’est venu lui dire ce qu’il se dit à lui-même, en ce moment :

« Proudhon, tu te dois avant tout à la cause des pauvres ; à l’affranchissement des petits, à l’instruction du peuple ; tu seras peut-être en abomination aux riches et aux puissants ; ceux qui tiennent les clés de la science et de Plutus te maudiront : poursuis ta route de réformateur à travers les persécutions, la calomnie, la douleur, et la mort même. Crois aux destinées qui te sont