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tant sur un travail immédiat. Mais les imprimeries n’ont point de casse disponible ; aucun atelier ne s’ouvre pour le malheureux jeune homme, qui, sans gîte et sans pain depuis quarante-huit heures, va recourir au suicide. Proudhon le rencontre, l’emmène dans sa chambre, le nourrit, lui donne des vêtements, le loge pendant deux mois et finit par lui procurer du travail. Nous avons sous les yeux une lettre de ce jeune homme, dans laquelle se trouve la phrase suivante : « Vous me demandez si je connais Proudhon ? « Mais je lui dois la vie. C’est moi qu’il a préservé du grand saut dans la rivière. »

Fait digne de remarque, Proudhon, qui eut peu de disciples, eut des amis, des amis fidèles et auxquels il le fut, et dont la vie entière côtoya la sienne, tous participant de cœur à leurs mutuelles fortunes et infortunes au cours de longues années. Un cœur aigri et durci les eût vite éloignés ; un égoïste ne les eût point attirés à lui.

Je tiens du neveu d’un de ses camarades d’atelier l’anecdote suivante, qui montre à la fois sa compassion active pour toute souffrance vraie ou supposée et le parti philosophique qu’il tirait de tous ses actes.

Il y avait dans l’imprimerie un oiseau en cage, dont la vue attristait et irritait le jeune Proudhon. Pour certaines natures en qui la bonté s’allie au sens de l’harmonie, les oiseaux ne sont pas plus faits pour être captifs que les fleurs pour être détachées de leur tige. Un jour de printemps les oiseaux chantaient si passionnément la liberté dans les bosquets, que Proudhon n’y tint plus et ouvrit la cage. Le prisonnier s’élance, ivre d’espace. Mais ses ailes atrophiées par une longue immobilité, peut-être héréditaire, ne sont pas à la mesure de son désir, et il tombe dans la rivière, où il se noie, au grand chagrin de Proudhon.

— C’est encore notre faute ! s’écrie-t-il avec fureur. En le privant de sa liberté, nous la lui avons désapprise. Il en est de même pour les hommes.

Il était lui-même un oiseau de plein air, et nulle cage ne le retint derrière ses barreaux. Son amour de l’indépendance était fait non de sauvagerie, mais de dignité. Un imprimeur d’Arbois, Auguste Javel, dont le Proudhon intime a été publié l’an dernier dans la Revue Socialiste, l’avait fait venir de Besançon en 1832, pour l’exécution d’un travail assez difficile et qui exigeait un latiniste exercé. Ce travail devait durer quelques mois.

« À l’heure convenue, Proudhon entrait chez moi, son petit paquet sous le bras, le chapeau sur la nuque… C’était l’heure du déjeuner. Il parut fâché de voir son couvert sur la table, et déclara qu’il acceptait pour cette fois. Quand je voulus l’installer dans la chambre disposée pour lui, il s’y refusa d’une manière péremptoire. Comme je lui exprimais ma pénible surprise, il me dit en déjeunant :

— Vous avez une femme, un enfant, des parents qui viennent vous visiter, s’asseoir à votre table, vous convier à la leur. Je ne veux pas être en tiers